"Ce fut l'Žtonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spŽculations philosophiques. Au dŽbut, ce furent les difficultŽs les plus apparentes qui les frapprent, puis, s'avanant ainsi peu ˆ peu, ils cherchrent ˆ rŽsoudre des problmes plus importants, tels que les phŽnomnes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la gense de l'Univers. Apercevoir une difficultŽ et s'Žtonner, c'est reconna”tre sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manire se montrer philosophe, car le mythe est composŽ de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour Žchapper ˆ l'ignorance que les premiers philosophes se livrrent ˆ la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de conna”tre et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passŽ en rŽalitŽ en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nŽcessitŽs, et ceux qui s'intŽressent au bien-tre et ˆ l'agrŽment de la vie, Žtaient dŽjˆ connus, quand on commena ˆ rechercher une discipline de ce genre. Il est donc Žvident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intŽrt Žtranger. Mais, de mme que nous appelons homme libre celui qui est ˆ lui-mme sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin."

Aristote, MŽtaphysique

 

 

        Assis devant une copie vierge, lĠŽlve est tentŽ de se questionner sur lĠutilitŽ dĠun devoir de philosophie. Stylo dans la main et dŽcouragement en tte, il pourrait se demander pourquoi il doit faire cela, pourquoi rŽflŽchir... Pourquoi les hommes philosophent-ils? Quelle est la spŽcificitŽ de la philosophie? Ces questions ont dŽjˆ ŽtŽ posŽes au quatrime sicle avant notre re par Aristote, disciple de Platon ˆ lĠAcadŽmie et membre en quelque sorte de la premire gŽnŽration de philosophes. Dans un extrait de sa MŽtaphysique, le philosophe traite ainsi de la spŽcificitŽ de la philosophie, soutenant que Òce fut lĠŽtonnement qui poussa, comme aujourdĠhui, les premiers penseurs aux spŽculations philosophiquesÓ. Nous allons donc Žtudier la faon dont il Žvoque les origines de la philosophie pour montrer sa finalitŽ, puis montrer la justesse ainsi que les limites Žventuelles de ce raisonnement.

 

        Pourquoi les hommes philosophent-ils? DĠaprs Aristote, cĠest ÒlĠŽtonnementÓ qui les y pousse, idŽe sžrement hŽritŽe de Platon qui disait dans le ThŽette ÒsĠŽtonner: voilˆ un sentiment tout ˆ fait dĠun philosophe. La philosophie nĠa pas dĠautre origineÓ. Cet Žtonnement est une sorte de choc intellectuel au contact du nouveau, de la ÒdifficultŽÓ, de ce que lĠon ne comprend pas. En effet, la question fondamentale de la philosophie est celle du ÒpourquoiÓ. Aristote dresse un parallle entre Òles premiers penseursÓ, ˆ lĠorigine de la philosophie (Òau dŽbutÓ), et ses contemporains. Mais dans ce Òcomme aujourdĠhuiÓ, on pressent une volontŽ dĠŽtablir une thse universelle et intemporelle qui concernerait tous les temps. Le philosophe aborde ensuite les causes de cet Žtonnement en Žvoquant les ÒdifficultŽs les plus apparentesÓ, celles qui Žtonnent le plus. En effet, Aristote dit de celles-ci quĠelles ÒfrapprentÓ les penseurs, en Žcho au mot-clef puisque ҎtonnementÓ signifie Žtymologiquement ÒfrappŽ par la foudreÓ. Ce qui conduit ˆ la philosophie est donc un rŽel choc, un bouleversement... Pour les premiers penseurs, celui-ci vient au contact de ce qui les entoure: les ÒphŽnomnes de la Lune, ceux du Soleil et les Etoiles, enfin la gense de lĠUniversÓ. Les premires rŽponses sont apportŽes par les mythes ÒcomposŽ[s] de merveilleuxÓ, mais aussi par la religion dont ils sont le langage. Pour Aristote, Òaimer les mythes est en quelque manire se montrer philosopheÓ puisque les mythes sont issus de cette mme volontŽ collective de trouver une rŽponse, une explication, lorsquĠon est ŽtonnŽs. Et la recherche de cette explication, cĠest la ÒspŽculation philosophiqueÓ, une activitŽ thŽorique intellectuelle. Aristote dŽveloppe le cheminement intellectuel de lĠhomme vers la philosophie par lĠexpression Òapercevoir une difficultŽ et sĠŽtonner, cĠest reconna”tre sa propre ignoranceÓ, idŽe au coeur de sa thse. Ainsi ce cheminement sĠavre tre le suivant: un homme est confrontŽ ˆ une difficultŽ, ce qui le conduit ˆ lĠŽtonnement. Il prend alors conscience de sa propre ignorance, et la volontŽ na”t en lui dĠy remŽdier, de trouver une explication: il se lance alors ˆ la recherche de la sagesse... Et lĠon retrouve ici lĠŽtymologie du mot philosophe, que cet homme est devenu: le filo-sofoV est celui qui veut savoir, qui aime savoir, en suivant le cheminement de la spŽculation pour arriver ˆ la jilosojosia.

 

        Quelle est la spŽcificitŽ de la philosophie? Dans la deuxime partie du texte, Aristote dŽveloppe sa thse, lĠŽlargissant au fur et ˆ mesure de son avancŽe chronologique. Il rappelle donc que Òce fut pour Žchapper ˆ lĠignorance que les premiers philosophes se livrrent ˆ la philosopheÓ, mais annonce la raison pour laquelle ils Òpoursuivaient la scienceÓ. Avant dĠentre au coeur de cette raison, on peut sĠarrter sur lĠemploi du mot ÒscienceÓ qui dŽsigne la philosophie. En effet, celle-ci est une activitŽ rationnelle, employant le logoV pour rechercher la connaissance: cette dŽfinition correspond bien ˆ une science. Car ˆ lĠorigine, science et philosophie Žtaient indissociables, tous deux recherchant la comprŽhension du monde par son analyse. ÒScienceÓ dŽsigne Žtymologiquement le fait de savoir, dans le sens o, bien des sicles plus tard, Rabelais lĠutilisera, disant Òscience sans conscience nĠest que ruine de lĠ‰meÓ. Ce nĠest que plus tard que les branches se sŽpareront en philosophes qui veulent savoir ÒpourquoiÓ et en scientifiques qui veulent seulement savoir ÒcommentÓ Ici, Aristote Žvoque bien la recherche du savoir, et explique que les penseurs Òpoursuivaient la science en vue de conna”tre et non pour une fin utilitaireÓ. En effet, par dŽfinition, la philosophie est une activitŽ purement thŽorique et spŽculative: cĠest dĠailleurs une des objections quĠon pourrait lui faire. Mais le philosophe veut comprendre pour savoir, il est lĠami de la sagesse et non son ma”tre: il ne cherche pas, dĠaprs Aristote, ˆ appliquer ce savoir, ni ˆ lĠexploiter concrtement. Aristote dŽmontre ensuite cet aspect strictement thŽorique de la philosophie: celle-ci nĠexiste que lorsque les hommes ont satisfait les besoins du corps (abri, chaleur, nourriture...) par les Òarts qui sĠappliquent aux nŽcessitŽsÓ et ont trouvŽ le confort par Òceux qui sĠintŽressent au bien-tre et ˆ lĠagrŽment de la vieÓ. Ces arts sont donc antŽrieurs ˆ la philosophie, lĠhomme donnant la prioritŽ au corps, ce qui est un instinct de survie - un homme nu par une nuit dĠhiver a tout intŽrt ˆ trouver des vtements et un abri avant de se poser des questions sur les raisons pour lesquelles il sĠest trouvŽ en cette position. Une fois que le corps est ˆ lĠaise, lĠhomme conna”t alors ce que la langue latine dŽsignait comme ÒotiumÓ, le loisir intellectuel. Mais le ÒonÓ qui Òcommena ˆ rechercher une discipline de ce genreÓ, cĠest-ˆ-dire qui philosopha, correspond ˆ une Žlite. Car les paysans et moins fortunŽs doivent privilŽgier le corps afin dĠassurer leur survie, ils nĠont donc ni le temps ne les moyens de se permettre de philosopher. ÒIl est donc Žvident que nous nĠavons en vue, dans la philosophie, aucun intŽrt ŽtrangerÓ, y compris le n™tre! Pour Aristote, lĠexercice de la philosophie se limite ˆ lui-mme, Òelle est sa propre finÓ: on philosophe pour philosopher, pour aucune autre raison que la recherche du savoir. Aristote traduit cette thse par une analogie plut™t valorisante avec lĠhomme libre: Òde mme que nous appelons homme libre celui qui est ˆ lui-mme sa fin et nĠest pas la fin dĠautrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin.Ó Tout comme lĠhomme libre ne sert personne dĠautre que lui-mme, la philosophie ne sert ˆ rien dĠextŽrieur ˆ son exercice, en dehors de la pensŽe et la comprŽhension. La philosophie est donc un exercice personnel par soi et pour soi, rŽservŽ aux amis de la sojia.

 

        Aristote justifie dans le passage ŽtudiŽ lĠexistence de la philosophie comme Žtant nŽe du combat de lĠhomme contre sa propre ignorance, dans lĠunique but de la remplacer par le savoir (ne serait-ce que celui de ses prŽdŽcesseurs, celui quĠil ne sait rien). Il cherche par la mme ˆ prŽserver un regard objectif sur les limites de la philosophie en considŽrant quĠelle nĠa comme but que la connaissance thŽorique, ne visant aucune application. Ne pourrait-on pas pousser un peu plus loin sa thse, repousser cette limite qui dit que les hommes Òpoursuivaient la science en vue de conna”tre et non pour une fin utilitaireÓ? Car la philosophie nĠest-elle pas non seulement une manire de penser, mais aussi une manire dĠagir? Ë quoi bien finalement tre un philosophe accompli au niveau intellectuel si lĠon nĠapplique pas son savoir ˆ son comportement? Un homme qui sait ce quĠest la justice et conna”t les lois morales mais qui se conduit injustement et immoralement peut-il rŽellement tre considŽrŽ comme philosophe? Mme Platon cherche ˆ appliquer ses concepts de justice ˆ la politique dans la RŽpublique...

        Mais Aristote ne contredit pas fondamentalement son ma”tre, il cherche surtout ˆ modŽrer son propos. Car il veut dŽfendre la philosophie face ˆ la sophistique qui, elle, nĠa pas honte de servir des ÒintŽrts ŽtrangersÓ. La philosophie doit tre universelle, objective, la sojia recherchŽe est en rŽalitŽ aleqeia; la sophistique sĠadapte, se calcule, se vend, cherche ˆ plaire. Aristote veut dŽfendre une philosophie qui est une manire de penser pure, qui doit garder sa spŽcificitŽ thŽorique qui la prŽserve dĠtre atteinte par les bassesses de lĠapplication. Si elle se laissait influencer, elle ne serait plus la recherche objective de la sagesse comme vŽritŽ mais une sagesse utile qui pourrait basculer vers lĠopinion, soumise au sentiment et ˆ lĠindividuel. La philosophie Òest aussi la seule de toutes les sciences qui soit libreÓ et Aristote veut prŽserver cette libertŽ.

 

        Aristote a donc expliquŽ de manire claire ce quĠest la philosophie, son origine, sa spŽcificitŽ et sa finalitŽ. La jilosojia est donc une activitŽ intellectuelle spŽcifique et libre, nŽe de lĠŽtonnement, dont la raison dĠtre est la recherche de la connaissance par des hommes conscients de leur ignorance. De quoi inspirer lĠŽlve rŽticent.

 

OLSON-COONS Elodie, TL

Contr™le de philosophie

26.09.2005