Il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est transformé en automate. Ainsi l'amant ne désire-t-il pas posséder l'aimé comme on possède une chose : il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.
Mais, d'autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu'est l'engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d'un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s'entendre dire : " Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même ? " Ainsi l'amant demande le serment et s'irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l'Autre se détermine elle-même à devenir amour - et cela, non point seulement au commencement de l'aventure mais à chaque instant - et, à la fois, que cette liberté soit captivée par elle-même, qu'elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n'est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte : mais c'est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu.
Sartre, l'Etre et le Néant, III, 3 pp. 434-435
Analyse globale
Thème :
Le passage traite de l'amour, qui est " la première attitude envers autrui " analysée par Sartre dans le chapitre de l'Etre et le Néant qu'il consacre aux "relations concrètes avec autrui".
Question :
Sartre, qui vient de dire que l'amour est motivé par un projet de possession, s'interroge, dans le passage étudié, sur la nature spécifique de cette possession. Il se demande ce que veut, au fond, celui qui veut être aimé. Autrement dit, il prétend déterminer ce qu'attend l'amant de celui dont il est aimé.
Thèse :
La fin du premier alinéa du texte énonce de fonds de la pensée de Sartre sur l'amour: "il veut posséder une liberté comme liberté". En d'autres termes, qui ne sont pas ceux de Sartre mais qui leur correspondent, celui qui est aimé désire que celui qui l'aime se donne totalement à lui.
Composition:
Pour énoncer sa thèse sur l'amour, Sartre procède dialectiquement, par anti-thèse. Pour montrer que l'amant "veut posséder une liberté comme liberté", il commence (dans premier alinéa ) par dire que c'est bien comme liberté qu'il veut la posséder), et non comme on possède une chose. Mais il précise immédiatement (et cela tout au long du second alinéa) que l'amant désire en même temps que cette liberté ne soit plus libre, condition sine qua non pour qu'elle puisse être possédée !
Analyse linéaire
La réflexion de Sartre s'ouvre sur une démonstration par l'absurde. Voulant montrer que l'amour est le désir de possession d'une liberté comme liberté, Sartre fait observer les effets destructeurs que peut avoir sur l'amour la rencontre d'une absence de liberté en retour. "Il arrive, dit-il, qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant. Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est transformé en automate." L'amant tient son sentiment d'exister de l'amour que lui porte celui qui l'aime : Sartre dira, plus loin, que "le fond de la joie de l'amour, lorsqu'elle existe", c'est de "nous sentir justifiés d'exister". Si nous devons à autrui de sentir que nous existons, il faut que celui qui nous aime puisse exister lui-même comme sujet libre en face de nous, capable de porter sur nous un regard qui nous accorde librement l'importance que nous avons à ces yeux. Ce que ne saurait faire un être dont la conduite serait programmée de part en part, et dont l'automate est la figure emblématique depuis Descartes. Un amour que l'on serait forcé de nous porter perdrait sur nous tout sens de manifestation d'une quelconque reconnaissance de notre propre valeur. La suggestion de cette simple considération permet à Sartre de qualifier l'attente d'amour de l'amant : il désire être aimé librement. "Ainsi, dit Sartre, l'amant ne désire-t-il pas posséder l'aimé comme on possède une chose : il réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté. " Sartre ne doute pas un seul instant que l'amant désire posséder celui qu'il aime. Ce désir est, pour lui, constitutif de l'amour. En étant défini comme celui qui veut posséder l'aimé, l'amant est posé comme étant celui aime être aimé. Aussi ne devra-t-on pas être étonné lorsque Sartre définira ensuite l'aimé comme celui à qui sera dévolu le rôle d'aimer aimer l'amant. Nous devrons nous demander ultérieurement si Sartre n'enferme pas l'amour dans une relation asymétrique, vouant l'amant à désirer être aimé, et l'aimé à aimer l'aimer. Le langage d'ailleurs trahit ce qui pourrait bien être, de la part de Sartre, une inconséquence lourde de conséquences : un amant qui désire être aimé n'aspire-t-il pas à être l'aimé de son aimé ? Comment d'ailleurs pourrait-il s'appeler lui-même amant s'il devait n'être que l'objet d'un amour, et non le sujet de celui-ci ? Sartre ignore manifestement la réciprocité de l'amour. On conçoit qu'il puisse la juger impossible, Il ne saurait, sans pétition de principe, la préjuger telle. Ainsi donc pour Sartre, aimer, pour l'amant, c'est désirer posséder l'autre, en tant qu'autre, c'est-à-dire non en tant que chose, mais en tant que sujet, libre.
Sartre vient de dire que l'amant "veut posséder une liberté comme liberté", énonçant ainsi l'essentiel de sa pensée sur la nature de l'amour qui est sensé unir celui qui aime à celui qu'il aime. Se plaçant toujours au point de vue, possessif, de l'amant, Sartre précise la façon d'être aimé qu'exige la possession d'une liberté. Comment l'amant veut-il posséder la liberté de l'aimé comme liberté ? En obtenant de lui qu'il s'engage à l'aimer fidèlement ? La "bague au doigt" n'est-ce pas traditionnellement la forme suprême que prend une déclaration d'amour ? Sartre écarte cette possibilité au nom de son insuffisance, tout en reconnaissant son caractère "éminent", apparemment indépassable : " Il ne saurait se satisfaire, dit-il, de cette forme éminente de la liberté qu'est l'engagement libre et volontaire." En quoi la promesse d'un amour infini n'est-elle pas encore assez éminente ? Elle ne saurait satisfaire l'amant en raison de la relation insuffisamment possessive qu'elle implique. "Qui se contenterait d'un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ?". Traduisons : vouloir être aimé librement, c'est vouloir continuer à être aimé, mais librement. Librement, càd sans obligation, que s'imposerait à lui-même celui qui aime, sans obligation de continuer à aimer celui qu'il aime qui s'imposerait celui qui aime par fidélité à son amour-même. Sartre ne veut pas, pour celui qui est aimé, envisager qu'il puisse l'être par fidélité à un engagement premier, à une " foi jurée ". Lui-même ne s'est-il pas toujours refusé à épouser Simone de Beauvoir qui, d'ailleurs, semble-t-il, ne lui a jamais elle-même proposé ? Reconnaissons à Sartre cette conséquence avec lui-même. L'argument que donne Sartre à l'appui de son refus de tout amour qui serait fidèle par fidélité nous reconduit en effet à l'a priori initial de son analyse selon lequel l'amour est désir de possession de l'autre, dont il n'est que l'expression réitérative indirecte : " Qui donc accepterait de s'entendre dire : " Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même ? " " Il y a décidément trop de "je" dans une telle déclaration de l'aimé, qui ne saurait être d'amour puisqu'elle fait passer celui qui aime, et qui dit son amour et ses motivations, avant celui qu'il aime et à qui s'adresse sa déclaration ! Sept affirmations de l'aimé pour deux de l'amant, alors même qu'il lui déclare sa flamme. Le compte n'est pas bon ! Celui qui est aimé, ne fait plus le poids, celui auquel se mesure la possession de l'autre. Autrement dit, déclarer : " Je vous aime par fidélité à moi-même ?" revient à dire : " Je ne vous aime pas pour vous-même ?" Il ne vient manifestement pas à l'idée de Sartre que l'on puisse être fidèle à quelqu'un, que l'on puisse continuer à croire en lui, de lui accorder un crédit sans réserve, parce que c'est lui que l'on choisit d'aimer, et personne d'autre. Il lui faut donc imaginer une manière de tenir captive la liberté de l'aimé qui transcende les limites du serment tel qu'il le conçoit, en en voyant dans celui-ci une simple relation de soi à soi à l'égard d'un tiers.
L'amant exige d'être aimé, mais il veut que ce soit librement ! "L'amant, dit Sartre, demande le serment et s'irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. " Si celui qui aime fait le serment d'aimer, il donne librement son amour - et se place ainsi hors du champ de toute domination. Or l'amant veut que celui qui l'aime se donne à lui sans avoir d'autre choix que celui de le faire. Sartre traduit ainsi l'exigence d'amour de l'amant, conforme, en dépit de son apparente incohérence, à la logique de la possession : "Il veut à la fois que la liberté de l'Autre se détermine elle-même à devenir amour et, à la fois, que cette liberté soit captivée par elle-même." En évoquant analogiquement la folie et le rêve, vécus psychiques où l'esprit échappe à son propre pouvoir tout en l'exerçant, Sartre tente de conceptualiser l'amour dont l'amant veut être aimé : un amour qui s'impose à celui qui l'aime, sans pour autant porter atteinte à sa liberté. Décrivant une telle servitude volontaire en terme de privation de liberté librement consentie, Sartre finit par dire que " cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains ". Ce qu'il traduit en termes psychologiques en disant que " ce n'est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte : mais c'est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu. " A la différence de la passion, réputée passive, réputation dont témoigne son appellation même, l'amour dont Sartre rêve d'être aimé - en pensant pouvoir nous embarquer avec lui sur même bateau affectif - est un amour qu'il veut motivé sans être ressenti comme malgré soi par celui qui nous aime. Il ne nous dit pas ici l'enjeu de la rencontre d'un tel amour. La suite de son analyse dans l'Etre et le Néant le révélera. Les explications que nous donnions antérieurement permettent de le cerner. Seul un amour authentique, qui repose sur l'estime qu'autrui nous porte, peut confirmer notre propre valeur à nos yeux ! Nous avons ontologiquement besoin d'être aimé librement et pourtant d'être aimé comme s'il était que nous le soyons ainsi. Il y va de notre propre capacité à nous sentir exister.
Recherche de l'intérêt philosophique du texte
Qu'en est-il, en fait, de l'amour? Le lecteur aura perçu notre difficulté à adhérer à l'analyse que Sartre propose de l'amour lorsqu'il le définit au moyen de la seule considération du désir, possessif, de l'amant. L'amant, tel que Sartre le voit, est en effet animé par l'unique désir de se savoir aimé en pouvant être jugé pleinement digne de l'être, au point de ne pouvoir concevoir l'amour qu'on lui porte autrement que comme étant libre et nécessaire à la fois. Le philosophe de la liberté absolue, inaliénable, retrouverait-il, par le chemin détourné des caprices d'une affectivité possessive, marquée par un besoin exacerbé de reconnaissance inconditionnelle, l'intuition fondatrice de la philosophie spinoziste ? La liberté dont il rêve de la part de celui qui l'aimerait n'est-elle pas au fond la libre adhésion de l'esprit à un être auquel il confèrerait la nécessité ? Aimer librement celui que l'on saurait ne pas pouvoir ne pas aimer, n'est-ce pas s'élever à la connaissance du troisième genre qui nous porte à aimer Dieu lui-même. Vouloir être aimé ainsi que Sartre pense que nous le voudrions, n'est-ce pas vouloir être tenu soi-même pour un dieu ? Reconnaissons qu'en voyant l'amour ainsi qu'il le voit, Sartre ne manque pas de cohérence avec lui-même. Ne dit-il pas par ailleurs que l'homme n'a pas d'autre désir fondamental que celui d'être Dieu ?
Le Dieu de Sartre n'est toutefois pas un Dieu d'amour, celui de la révélation judéo-chrétienne. Il serait plutôt son envieux, auquel la tradition donne le nom de Lucifer. L'amant ne saurait nous enseigner ce qu'est l'amour. Animé par un souci de possession absolue, il semble n'éprouver lui-même aucun amour, sinon celui d'être aimé, qui n'a d'amour que le nom et s'appelle désir. Si l'analyse de Sartre a le mérite de conceptualiser les phantasmes de celui qui rêve d'être aimé de façon absolue et donc libre, elle ne saurait prétendre révéler la nature véritable d'un sentiment qui se vit dans la réciprocité, dans le partage et dans l'échange. Vouloir être aimer, désir bien légitime, ce n'est pas seulement vouloir être regardé et considéré à la fois comme un sujet digne du plus grand intérêt, c'est regarder soi-même l'autre comme tel et briser ainsi l'enfer narcissique auquel conduit le besoin d'être idolâtré. Aussi l'amour ne consiste-t-il pas à se regarder, en étant l'aimé et l'amant tour à tour ou conjointement, mais à " regarder ensemble dans une même direction ", selon l'heureuse expression, désormais familière, qui nous vient d'Antoine de Saint-Exupéry. L'amour ne projette-t-il pas en effet ceux qui l'éprouvent en avant d'eux-mêmes, dans le monde sur lequel il irradie ?
© Michel Pérignon