René GIRARD

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I. Présentation de René Girard par le Dictionnaire des philosophes, PUF

Critique de cette présentation par Simon De Keukelaere

II. Présentation de René Girard par Simon De Keukelaere

 

I. Présentation de René Girard par le Dictionnaire des philosophes, PUF

Philosophe français, diplômé de l'École des Chartes. Né à Avigon en 1923. A partir de 1947 et jusqu'à présent, il enseigne aux États-Unis dans plusieurs universités où il devient professeur.

Le point de départ de la réflexion de Girard se trouve dans une réaction contre le rationalisme qui, selon lui, ignore la nature de l'illusion religieuse et son rôle fondateur de toute société. En effet, il ne peut y avoir de groupe sans la cohésion inconsciente de ses membres par certains faits de violence inavouables, perdus, enfouis dans les temps de l'oubli, qu'expriment les mythes et toutes les formes du sacré. Cette dimension de violence est par définition absente, niée, ce qui la rend opératoire. Et par définition elle échappe aux hommes qu'elle constitue comme appartenant au groupe, de sorte que le tabou auquel elle donne naissance la sacralise, la met à distance, permettant le rappel de l'interdit sans pour autant lever le voile de l'ignorance nécessaire. L'origine est toujours inconsciente, Rousseau l'a montré. C'est de nous échapper en effet qu'elle tient précisément sa capacité à commencer. Jusque-là l'analyse que nous venons de résumer est celle de Freud, schématiquement. Rien qui n'ait déjà été découvert par l'inventeur de la psychanalyse (voir Totem et tabou en particulier, Essais de psychanalyse...) sans que le rationalisme s'en trouve pour autant remis en cause dans ce cadre, tout au contraire. Pour Girard cependant, cette violence originaire est arbitraire.

C'est sur ce point que notre auteur innove, lorsqu'il présente le programme de la nouvelle anthropologie qu'il prétend fonder, programme ambitieux du reste puisqu'il réalise l' « équivalent ethnologique de l'origine des espèces » (Des choses cachées, p. 12). En effet, si cette illusion constitue un patrimoine inconscient (ici nommé méconnaissance), qui donne naissance à une culture, elle est aussi à l'œuvre, et de la même manière, dans toute théorie; Girard propose de la mettre au jour et de révéler ces « choses cachées depuis la fondation du monde », découvrant qu'il s'agit toujours du même phénomène, à savoir la méconnaissance de l'imitation et du rôle que joue le désir d'imitation essentiel entre les hommes et qui caractérise tous leurs rapports. La littérature lui fournit les preuves de ce qu'il avance, de Dostoïevski en Cervantès en passant par Proust. Mais Don Quichotte, ce « fanatique de l'imitation », est sans doute son roman de prédilection, où Girard met la littérature au service d'un projet ethnologique qui retrouve partout ses présupposés. Ici précisément Freud est rejeté et ses concepts alors violemment repoussés (castration, Œdipe ces « romans les plus incroyables », cette « fable ahurissante », identification, déplacement, sublimation, etc.), tout est invalidé par la nouvelle « science de l'homme » car, selon Girard, Freud n'a pas compris le désir fondamental qui éclipse tous les autres: « Il n'y a rien dans la construction freudienne dont la présence ne soit justifiée par le désir d'interpréter les phénomènes, dont nous parvenons nous-mêmes à rendre compte à l'aide du seul principe mimétique » (c'est nous qui soulignons) (Choses cachées..., p. 387). En effet, tout commence par la rivalité pour l'objet du désir. L'envie et la jalousie sont à la racine des relations entre les hommes, et lorsque chacun désire l'autre, c'est-à-dire désire ce qu'il n'a pas, c'est pour l'absorber et le détruire. Le schéma est toujours le même. Les références ne manquent pas à l'appui de cette thèse: Caïn et Abel, Esaü et Jacob, Romulus et Remus... la liste serait longue, d'autres types de désirs aussi sans doute, mais Girard ne les tient pas en considération, car il réduit le désir à cette univocité de structure qui pour lui explique tout: les rapports interindividuels faits de désir et de violence exclusivement, l'apparition du sacré qui est l'issue de ce conflit, la constitution du groupe par le sacré qui le scelle autour du phénomène de fabrication des victimes. Toute la culture, toute la politique, leurs structures de fonctionnement, leurs échecs sont aussi contenus dans le désir d'imitation. Dans la foulée, Marx est lui aussi balayé par cette anthropologie du désir qui ressemble fort à une métaphysique. En effet, Girard traite d'un même geste, comme on le verra, Nietzsche, Marx et Freud, penseurs dépassés.

Ce désir d'imitation qui débouche sur la violence et requiert la mise en place de mécanismes sacrificiels fait apparaître ceux-ci dans leur identité de fonction. Au dire de Girard, il s'agit toujours de permettre que les victimes ne soient pas vengées. En effet, à cause de l'omniprésence de ce désir, simple, universel et unique, la violence est partout et sans fin. Le sacré seul peut résoudre ce drame, qui transcende l'antagonisme. De sorte que le religieux résout un problème dont nous sommes inconscients (que nous méconnaissons dit Girard), celui de la violence sous toutes ses formes et qui sont de plus équivalentes à travers les âges: désir d'appropriation, vengeance, sacrifice, système judiciaire, car toutes obéissent à une compulsion de détruire. Les sacrifices ne sont que des imitations (encore) de la violence fondatrice. Ils n'ont pour caractère distinctif que d'être unilatéraux, brisant ainsi le cercle de la violence qu'ils interdisent en la soulignant, car il est connu (depuis les Orgies dionysiaques, jusqu'à Lacan à sa manière qui en a beaucoup parlé) que l'exhibition de l'interdit le renforce, et que la loi se pose dans sa transgression exceptionnelle et organisée rituellement.

Girard donc veut défaire la philosophie des maîtres du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud) qu'il considère comme des idoles inutiles, après avoir contribué eux-mêmes à ébranler quelques idoles, c'est-à- dire à clarifier quelques mythes. Mais, à le croire, leur pensée est devenue inefficace, circulaire, mystification (N.B. Il entend par là: nouveau mythe et non manipulation contrairement à ce que signifie ce terme), car nous avons exagéré la valeur de vérité des théories en question. Il veut démystifier, par conséquent, ces théories qui ont dominé le siècle, en relevant leur aveuglement quant à la violence qui donne le jour au sacré et suscite des victimes, pour l'équilibre. Selon Girard, ces trois-là n'ont plus rien à dire aujourd'hui car l'illusion des illusions ils l'ont partagée, comme les autres. « Ces formes intellectuelles n'arrivent jamais au but et se transforment en systèmes dogmatiques, incapables par conséquent de renoncer vraiment au sacrificiel » (qui les aveugle puisqu'il est omniprésent; on en revient toujours là) (Des choses cachées..., p. 148) alors que « tout (ce dont nous parlons) peut se ramener au mécanisme de réconciliation victimaire » (ibid.) Girard voudrait ouvrir l'ère de la succession des trois piliers qui ont renouvelé la pensée contemporaine, car c'est dans les mythes et dans la religion que se trouve la vérité de la culture et de la politique que l'on a vainement cru comprendre avec les instruments d'analyse précités. S'agit-il seulement d'un retour en arrière? Cela n'est pas si simple comme on va le voir. Cependant, ce qu'a de réducteur et totalisant cette interprétation n'échappe pas au lecteur, malgré la faveur dont jouit Girard auprès de la critique, pas plus du reste que le statut de son discours que l'on situerait plus volontiers dans la religion que dans la théorie, dans la mesure où l'universalité d'un principe unique d'explication de toutes les conduites humaines convient fort peu à la science, et fait penser davantage à une profession de foi plus ou moins chargée de prosélytisme qu'à une analyse minutieuse des faits. De plus, il faut préciser que Girard n'est pas ethnologue lui-même, mais qu'il propose plutôt la méta-ethnologie que les ethnologues n'ont pas su faire, si on l'en croit tout du moins. Reste à savoir jusqu'à quel point elle manquait....

La violence et le sacré est une théorie de l'origine des cultures qui est un refus de la théorie freudienne, avant toutes choses. Des choses cachées... s'organise, en un dialogue à trois, plus parlé dans sa spontanéité qu'écrit du reste, autour du concept de mimésis, qui a un petit air platonicien (Girard s'y réfère) mais n'a rien à voir avec la théorie platonicienne du désir telle qu'on la lit dans Le Banquet, où le rôle du manque dans le désir est entendu de manière beaucoup plus complexe, et que reprendra Freud, sans parler de Lacan. Girard parle d'un autre Platon, puisque « le désir mimétique et le complexe d'Œdipe sont incompatibles ». Dans ce livre Girard tente une « lecture non sacrificielle » des Évangiles, c'est-à-dire une lecture libérée de l'emprise du besoin sacrificiel, comme les Évangiles précisément en fournissent le modèle, une lecture où les Évangiles livrent avec la foi chrétienne une vision du monde qui échappe à la violence sacrificielle et son cercle vicieux. Seule cette partie de la Bible survit à cette obsession, en effet, parce que le phénomène de persécution est là explicité. Autrement dit, reconnaître Dieu en la personne du Christ permet de comprendre pourquoi il transcende cette violence éternelle que l'on aurait pu interpréter, à tort, comme le destin de la condition humaine. Point du tout, l'illusion se dévoile. Nous allons, sur les traces de Girard, vers la clarté et la transparence de l'être, car la Passion du Christ, faisant apparaître la victime pour ce qu'elle est, un persécuté, amorce une histoire « proprement humaine », c'est- à-dire dépourvue de cette compulsion à la violence et au refoulement induit par l'impossibilité d'une solution. Une histoire débarrassée du rite sacrificiel car le Christ éclaire ce désir mimétique qui mène les hommes dans un cercle de violence/sacrifice, faute de voir qu'il est fondamentalement besoin de persécuter. C'est plus qu'une « déconstruction » comme aime à le dire Girard, empruntant ce terme d'une tout autre philosophie, c'est un véritable ravage de destruction conceptuelle. La conclusion qui vient au terme de ce cheminement est limpide: enfin par le Christ la non-violence est devenue possible, et pour notre civilisation les conduites magiques, mythiques, inconscientes sont dépassables car le mécanisme de la persécution est mis à jour, tout ceci grâce à l'analyse du principe mimétique, inaperçu jusqu'alors. Point n'est besoin, cela est clair, de recourir aux concepts freudiens dont on voudra absolument faire l'économie (Girard est très polémique et très explicite quant à ce qu'il rejette), par exemple la pulsion de mort taxée d'invention « superflue ».

Dans Le bouc émissaire il s'agit de lectures de textes bibliques. Le Christ révèle la persécution au cœur de la violence, ce dont les hommes ne se doutent pas. D'où l'étape qui est franchie, selon Girard, avec le christianisme; point de non-retour.

Parler à propos de ces écrits d'anthropocentrisme, c'est peu dire. L'œuvre de Girard culmine en une apologétique sans complexe, s'autorisant d'un tableau qui dépeint à travers les mythes des temps horrifiques et barbaresques, où les hommes étaient aveuglés par leur désir, à faire frémir.

Cf. Dictionnaire des philosophes, PUF t. 1 p. 1135-1137 (nov. 1993)

 

Oeuvre de René Girard

Mensonge romantique, vérité romanesque , Grasset, 1961

La violence et le Sacré, Grasset, 1972

Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978

Le bouc émissaire, Grasset, 1982

La route antique des hommes pervers, Grasset, 1985

Shakespeare, Les feux de l'envie, Grasset,1990

 

 

Bibliographie:

J -P. DUPUY P DUMOUCHEI, L'enfer des choses, Paris, Seuil, 1979 - L GORDMANN, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964. - J HOURGHOURLIAN, Un mime nommé désir, Paris, Grasset, 1982 - B. VIARD, Mimesis d'Agapè, Etude sur le lien social (à partir de R. Girard, P Diel et P Leroux) thèse de Lettres, Aix-en-Provence, Isso - R Girard et le problème du mal (coll.), Paris, Grasset, 1982 - Violence et vérité autour de R Girard (coll ). Paris, Grasset, 1985 - La revue Esprit a consacré à R Girard ses numéros de nov 1973 et avril 1979.

 

Critique de la présentation de Girard par le « Dictionnaire des philosophes »

 Par Simon De Keukelaere 

 

Il y a quelque chose d’étrange, quelque chose qui m’amuse et qui me scandalise en lisant cette présentation de Girard dans le beau « Dictionnaire des philosophes » (PUF). C’est que cette introduction est – en réalité – une critique féroce, passionnée et - à mon avis - fort injuste de la ‘théorie mimétique’ et de l’homme René Girard.

Il est étrange et comique d’observer que l'on fait l'honneur à Girard de le critiquer - même dans les dictionnaires. Je pense qu’il n’est pas difficile de démontrer non seulement le parti pris très négatif du dictionnaire, mais aussi le manque de connaissance du sujet traité. Il ne s’agit pas tant de défendre la théorie mimétique, mais de montrer qu’elle n’est tout simplement pas correctement présentée.

La visée de ce texte est donc d’abord négative (elle est une critique de la présentation de Girard dans le Dictionnaire des philosophes). Dans un second temps elle invite le lecteur à contempler le privilège étonnant qu’a reçu Girard, c’est-à-dire de se faire critiquer dans un dictionnaire.

Imaginons le Petit Larousse qui présente Sartre en mettant: c’est un « véritable ravage de destruction conceptuelle ».

 

Projet malhonnête et manqué

Pour le "Dictionnaire des philosophes" le point de départ de Girard n'est pas sa mise en évidence du mimétisme du désir humain (Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, 1961), mais - selon l'auteur - une réaction contre le rationalisme, réaction d'ailleurs complètement ratée. Girard aurait tout copié de Freud, mais sans "que le rationalisme s'en trouve pour autant remis en cause dans ce cadre, tout au contraire".

(c'est moi qui souligne)

Avec les mêmes arguments on peut critiquer Durkheim en disant que sa réaction contre la mécanique quantique a échoué. Bien sûr le point de départ chez le sociologue n’est pas une critique de la mécanique quantique tout comme le point de départ de Girard n’est pas une critique du rationalisme. Dans « Quand ces choses commenceront » (Arlea - livre d’entretiens avec Michel Tréguer) il soutient que s’il dit juste (avec sa théorie) ce serait aussi « la raison» qui serait « un peu confortée ». « La raison tout court », dit Girard « dont nos valeureux déconstructeurs ont officiellement annoncé la décomposition finale » (ibid. p. 141)

 

Selon le Dictionnaire Girard serait non seulement un très mauvais Freudien - qui de plus fait semblant que les idées qu’il a trouvées chez Freud sont ses idées propres en changeant un peu les noms (méconnaissance - inconscient), mais son projet (malhonnête) aurait donc aussi complètement échoué (à 'remettre en cause le rationalisme').

 

« Ici appelée ‘méconnaissance’ »

 

Voir en Girard une espèce de Freudien montre clairement qu'on n'a pas pris le temps de le comprendre et de le lire attentivement, sans préjugés quelconques. Girard emploie le terme 'méconnaissance' a dessein, il s'en explique dans sa conclusion à 'La Violence et le Sacré'. Je n’ai pas à reproduire ce que Girard a déjà écrit. Je pourrais simplement y ajouter que pour Girard «l’inconscient Freudien » est problématique.

La démarche anthropologique de Girard se situe d'abord dans l'éthologie, elle s’enracine dans l’animalité. Et dit Girard des singes: "Si un individu voit un de ses congénères tendre la main vers un objet, il est aussitôt tenté d'imiter son geste. Il arrive aussi que l'animal, visiblement résiste à cette tentation, et si le geste ébauché nous fait sourire parce qu'il nous rappelle l'humanité, le refus de l'achever, c'est-à-dire la répression de ce qui peut presque déjà se définir comme un désir, nous amuse encore plus." Pourtant tout cela ne pousse pas l'éthologue à postuler un Inconscient ou un Oedipe pour les singes.

Une partie de l’œuvre de Girard est d'ailleurs une critique directe et soutenue de la psychanalyse Freudienne. La seule chose que Girard a jamais loué chez Freud, c'est paradoxalement la chose que les psychanalystes apprécient le moins: son meurtre 'fondateur'. Et pourtant chez Girard c'est déjà très différent: pas de meurtre mythique unique du 'père de la horde'. La victime peut être n'importe qui (homme, femme, père, mère, veuve, ) et ce meurtre qui apporte la paix est, pour Girard, un phénomène très réel de contagion mimétique, un tous contre un (comme dans la chasse aux sorcières).

Hubris démesuré

L'auteur de la présentation nous apprend que Girard prétend réaliser - et il cite Girard - "l'équivalent ethnologique de l'origine des espèces". Seulement si le lecteur - moins pressé que l'auteur de la présentation ? - ouvre 'Des choses cachées...' (le titre est une citation biblique: Matthieu 13,35) à la page12 il découvre que Girard ne fait nullement référence à lui-même: il parle de l'anthropologie du 19e siècle qui voulait réaliser ce que Darwin venait (à l'époque) tout justement de réaliser en biologie.  

L’histoire d’un refoulement violent

Alors que d'abord Girard est présenté comme un Freudien, ici tout d’un coup « précisément Freud est rejeté et ses concepts alors violemment repoussés ». On devine ce que l'auteur a en tête: Girard est probablement la victime de son Inconscient en plein processus de refoulement, refoulement très visible et violent puisque Girard ose s'en prendre ouvertement à Freud. Malheureusement l'auteur ne semble pas trop s’intéresser aux raisons intellectuelles qui poussent Girard à critiquer le fondateur de la psychanalyse. Il n’en souffle mot.

Je crains que le ‘spécialiste’ qui présente Girard, n'a en outre pas pris le temps de lire le premier livre de Girard (MRVR), livre où sa théorie du désir mimétique ‘protéiforme’ est formulée, expliquée et illustrée. L'auteur parle -à nombreuses reprises - d'un 'désir d'imitation' – concept qui n'existe pas chez Girard (!). Pour Girard le désir - en tant qu'il est vraiment humain - est fondamentalement mimétique. L'homme ne désire pas l'imitation, mais le désir est imitation (voir aussi « Un mime nommé désir » d’Oughourlian). Après avoir inventé ce concept du 'désir d'imitation' l'auteur se demande - tout étonné - s'il n'existe pas d'autres types de désir (qui ne sont pas des désirs d'imitation). C'est comique.

L’exclusion et le « désir d’imitation »

Ensuite l'auteur montre comment Girard voudrait tout, mais vraiment tout, expliquer avec ce 'désir d'imitation' (qui n’existe pas chez Girard): "toute la culture, toute la politique,..." même les rapports humains seraient "faits de désir et de violence exclusivement". Ici l'auteur méprend la 'théorie mimétique' pour un système philosophique, une vision du monde englobante qui exclue tout ce qu'elle ne peut pas penser...

La théorie mimétique n'est pas une philosophie, mais une théorie génétique du religieux, une hypothèse, un modèle théorique qui s'efforce de comprendre et d'expliquer la genèse du religieux dans le passage de l'anthropoïde à l'homme. 

 

« Sans doute »

 

L'auteur n'a pas pris le soin de lire "Mensonge Romantique", je le répète. Le lecteur apprend que "Don Quichotte est sans doute son roman de prédilection", car Don Quichotte est visiblement un "fanatique de l'imitation". C'est faux. Ce n'est pas d’abord l'imitation qui intéresse Girard (au sens où l’imitation intéressait un Gabriel Tarde), c'est le mimétisme du désir qu'il veut (dé)montrer (et non pas le désir ‘d’imitation’). Les auteurs 'de prédilection' de Girard - et cela n'est certainement pas sans importance -  sont Proust, Dostoïevski et surtout Shakespeare. En témoignent ses livres:

Proust: A collection of critical essays. Prentice-Hall: 1962.

Dostoïevski: du double à l'unité (Paris: Plon).1963

Shakespeare, les feux de l'envie (Paris: Grasset) 1990 [prix Médicis]

 

Partout et sans fin

 

"À cause de ce désir simple, universel et unique, la violence est partout et sans fin" nous apprend le texte. Girard ne dit jamais cela

Le désir mimétique est un principe de complexité (voir Dupuy : « Mimesis et Morphogénèse »). Un principe qui procède du simple au complexe et qui génère métamorphoses et paradoxes et non pas unicité, simplicité

« La violence est partout et sans fin. » On se demande où l’auteur a trouvé cela.

À une conférence à Oxford en 1997 (The d’Arcy Lecture, 5 novembre ’97) sur la violence Girard se posait la question suivante : 'Why so little violence?

C'est tout de même très éloigné de "la violence est partout et sans fin"...

À lire cette présentation il faudrait en effet se poser la question pourquoi Girard peut jouir d'une certaine faveur « auprès de la critique ». Car ce qu'a "de réducteur et de totalisant cette interprétation [de la culture...] n'échappe pas au lecteur" nous prévient le Dictionnaire des philosophes.

Le lecteur de la présentation est – du coup – soulagé; il n'a plus à porter ce  lourd fardeau qui se nomme 'penser par soi-même'.

Prosélytisme, même pas ethnologue

Selon le dictionnaire il faut situer son discours "dans la religion", il "fait penser d'avantage à une profession de foi plus ou moins chargée de prosélytisme qu'à une analyse minutieuse des faits".

Ce n’est pas parce qu’on parle de la religion, qu’on en fait la théorie, qu’on est (selon le raisonnement assez simpliste du dictionnaire) dans la religion.

Après la parution de 'la Violence et le Sacré' (1972, prix de l’Académie française) l’anthropologue Georges-Hubert De Radkowski a écrit dans Le Monde : "L'année 1972 devrait être marquée d'une croix blanche dans les annales des sciences de l'homme: 'La Violence et le Sacré' de RG est non seulement un très grand livre, mais de plus un livre unique. Unique, car il nous donne enfin la 'première théorie' réellement athée du religieux et du sacré."

La théorie de Girard est très ‘naturaliste’ très ‘réaliste’, elle parle constamment de relations entre hommes et non pas entre je ne sais pas quelles entités abstraites, métaphysiques C’est exactement le contraire d’un discours qu’il faudrait situer ‘dans la religion’ comme le dit l’auteur.

 

Que fait-il en outre de toutes les 'analyses des faits' et lectures minutieuses de chef-d’œuvres dont pullulent les livres de Girard ? À-t-il pris le soin et le temps de les analyser?

C'est Girard lui-même qui demande toujours (en vain?) de tenir compte des 'données ethnologiques' avant de juger sa théorie (avant de s’en moquer ?). Une théorie ne doit pas être populaire, belle, amusante, à la carte Il faut seulement se demander si elle explique vraiment ce qu’elle veut expliquer et si les données en fournissent la preuve ou la contredisent. Finalement il faut retenir la meilleure des hypothèses proposées. Un point c’est tout. Il faut faire travailler son hypothèse et juger les résultats, comme en biologie, comme en physique,... Il faut juger l'arbre aux fruits.

 

Et Girard qui, tout comme Freud, n'est pas ethnologue lui-même (!) proposerait donc une "méta-ethnologie". Et - y ajoute le Dictionnaire des philosophes -"Reste à savoir jusqu'à quel point elle manquait..."

Refus d’abord

« La Violence et le Sacré » n’est pas la théorie du religieux mythique, du tragique, de la naissance des dieux et des rois, de la genèse des rites et des sacrifices, des jeux du hasard, mais (selon le Dictionnaire) « un refus de la théorie freudienne, avant toutes choses ».

Je me demande vraiment si l’auteur a réellement étudié ce livre qu’il ‘rejette’ en deux petites lignes.

« les idoles inutiles »

« En effet, Girard traite d'un même geste, comme on le verra, Nietzsche, Marx et Freud, penseurs dépassés. » « Selon Girard, ces trois-là n'ont plus rien à dire aujourd'hui  »

C’est très faux ! La démarche de Girard se caractérise justement par une ouverture aux systèmes adverses. Il faut lire les livres de RG pour pouvoir s’en rendre compte, mais je peux citer quelques écrivains français qui ont réellement lu Girard.

Citons d’abord Gérard Leclerc :

 

« Depuis trente ans, René Girard n'a cessé de creuser et de vérifier les analyses qu'une vaste enquête littéraire et ethnologique lui avait permis de formuler. Loin d'être enfermé dans un canton de la culture qu'il aurait privilégié, il n'a cessé de se confronter à l'ensemble des courants intellectuels afin de provoquer les plus nécessaires mises au point. Son ouverture aux systèmes adverses dans une attention soutenue est une caractéristique de sa méthode. »

(c’est moi qui souligne)

( à http://www.vulgo.org/index.php?option=news task=viewarticle sid=794 )

 

Je trouve assez bizarre de lire que "Girard traite d'un même geste Nietzsche, Marx et Freud, penseurs dépassés."

 

Prenons Nietzsche (qui pour Girard est le plus grand penseur du 19e siècle et certainement pas ‘dépassé’) et ce qu’en a dit Jean-Claude Guillebaud dans le Nouvel Observateur (Semaine du jeudi 21 novembre 2002) www.nouvelobs.com/articles/p1985/a28813.html

« Avec Nietzsche, on n’ira pas jusqu’à parler de complicité, dans la mesure où Girard est le plus conséquent des anti-nietzschéens contemporains. Il n’empêche que la lecture qu’il fait de ce maître du soupçon perpétue entre eux une singulière et féconde intimité. On en voudra pour preuve les deux nouveaux textes sur Nietzsche qui constituent le point fort du recueil. Les analyses de Girard sont paradoxalement plus utiles à qui s’intéresse à Nietzsche que bien des gloses enflammées signées par ceux que le philosophe François Châtelet appelait ‘les nietzschéens de salon’. »

Un autre Platon

Selon la présentation « Girard parle d'un autre Platon », puisque « le désir mimétique et le complexe d'Oedipe sont incompatibles ». Car le concept de mimésis « a un petit air platonicien ».

Tiens, tiens, remarque notre auteur: « Platon parle aussi de mimésis. » Mimésis chez Girard, mimésis chez Platon; l’auteur en conclut que c’est partout la même chose et si Girard ose le nier c’est qu’il doit parler « d’un autre Platon ». Jamais il ne lui arrive de penser que Girard pourrait – par hasard – se faire une idée différente de la ‘mimésis’ (en désaccord avec Platon).

Pourtant le principal intéressé (René Girard) le précise très clairement: "Il faut rejeter et l'ontologie platonicienne de l'imitation et la conception philosophique et psychologique qui, à partir d'Aristote, limite l'imitation aux comportements extérieurs, aux façons de faire ou de parler. Dans les deux cas, l'essentiel est escamoté."

 

Pour Girard, je l’ai déjà dit, il y a de la mimésis dans le désir. Point de désir objectal pour la mère (complexe d'Oedipe), mais un désir qui imite un autre désir. Selon Girard (et ceci n'est ni Platonicien, ni Freudien) l'imitation contamine aussi notre envie d'acquérir et de posséder.

 

«Un véritable ravage de destruction conceptuelle»

 

La théorie de Girard est « un véritable ravage de destruction conceptuelle ». Un point c’est tout !

Il est tout de même étrange de trouver ceci dans un prestigieux 'Dictionnaire des philosophes' (des Presses Universitaires de France) parlant d'un penseur français! Je pense qu’il s’agit d’une première dans l'histoire. (Il faut m’excuser cette petite farce, mais le fait est étrange, il faut l'avouer.)

 

« Pulsion de mort » 

 

Selon l’introduction à la pensée de Girard la ‘pulsion de mort’ est tout simplement « taxée d'invention ‘superflue’». Sans plus. C’est très peu nuancé et de plus l’auteur n’explique jamais quelles sont les raisons intellectuelles qui poussent Girard à faire cela. Dans Mensonge Romantique et Vérité Romanesque René Girard montre que le désir humain peut évoluer vers la destruction de soi et d’autrui. Mais pour Girard ce n’est pas parce que ce fait se laisse observer qu’il faut en conclure que tout cela était déjà ‘décidé à l’avance’, déterminé, prédit par un oracle Thébain ou ‘inscrit dans nos gènes’ sous forme de ‘pulsion’. 

Girard refuse de ‘projeter’ une finalité sur le désir humain.

 

J’ai envie de citer Jean-Pierre Dupuy (Mimésis et morphogenèse) qui l’explique très bien. Le passage est assez long, mais essentiel.

« Les processus mimétiques n’ont pas de ‘finalité’ Voyons en comparaison ce que disent les théories économiques et sociologiques de la relation sujet-objet. Cette relation est toujours une ligne droite, qui manifeste une attraction du sujet par l’objet. Il importe peu que cette attraction résulte de la pure autonomie du sujet désirant, se fixant à lui-même, en toute liberté, les finalités de son action ; ou bien, qu’une nécessité soit à l’œuvre, nécessité intérieure, le sujet cherchant alors à travers l’objet à coïncider avec son essence, ou nécessité extérieure, l’individu étant le jouet de déterminismes implacables. Il n’importe car, liberté ou nécessité, le désir est toujours finalisé. La catégorie de la finalité réussit le tour de force de réaliser la simultanéité des contraires, la spontanéité parfaite et de la détermination totale viennent s’y confondre paradoxalement. Cela, on peut le montrer aussi bien philosophiquement que formellement.* Les théories économiques en fournissent une saisissante illustration. **

            Si le désir est mimétique, il est « déterminé » par le désir d’un Autre pour le même objet. Mais si cette proposition est universelle, c'est-à-dire si le désir de l’autre est lui-même déterminé par le désir d’un tiers, lequel peut être le sujet d’origine, il en résulte une indétermination radicale. Ceux qui l’ont décelée en ont conclu qu’une faille logique minait l’édifice girardien. C’est au contraire en ce point que réside toute la richesse potentielle et génétique de l’hypothèse mimétique. Le désir n’est pas orienté par un attracteur qui lui préexiste, c’est lui qui fait émerger l’attracteur. L’objet est une véritable création du désir mimétique, c’est la composition des codéterminations mimétiques qui le fait jaillir du néant : ni création d’une pure liberté ni point focal d’un déterminisme aveugle. Dans ces conditions, la notion d’attracteur n’est plus qu’une image trompeuse, la rigueur exige de la rejeter – et avec elle, la catégorie de la finalité.

            Voilà ce que veut dire Girard lorsqu’il prétend fonder une « anthropologie non philosophique, sans aucune définition métaphysique, à priori de l’homme ». Voilà pourquoi il attache tant d’importance à l’enracinement de son hypothèse dans l’animalité. La démarche classique, que l’on retrouve chez tous les penseurs de la modernité, consiste à ‘poser au départ une espèce d’absolu humain’ : nature ou essence, cet absolue joue le rôle d’attracteur. »

*/** (Je laisse tomber les notes de b.d.p.)

 

Il est clair que, chez Freud ces attracteurs sont l’Eros et le Thanatos. Girard ne rejette nullement les observations qui ont poussé Freud à postuler son ‘Thanatos’, mais Girard ne veut pas postuler une essence en plus, car il peut rendre compte de ce phénomène par l’évolution du ‘double bind’ mimétique (rasoir d’Ockham oblige !). Celui qui a lu ‘Mensonge Romantique’ (et autres livres) sait comment Girard explique cette ‘marche vers l’autodestruction’ lié au désir humain qui évolue.

Conclusion du dictionnaire

Les derniers mots du Dictionnaire sont :

« Parler à propos de ces écrits d'anthropocentrisme, c'est peu dire. L'œuvre de Girard culmine en une apologétique sans complexe, s'autorisant d'un tableau qui dépeint à travers les mythes des temps horrifiques et barbaresques, où les hommes étaient aveuglés par leur désir, à faire frémir. »

(c’est moi qui souligne)

 

1)      Anthropocentrisme (c’est peu dire)

Il est tout à fait incroyable de voir Girard traité d’anthropocentriste. À la différence de nombreux courants dans les sciences de l’homme, je le répète, Girard tient à enraciner son hypothèse très explicitement dans l’animalité.

     2)    « sans complexe »

Son œuvre culmine en une ‘apologie sans complexe’. Ô! combien de penseurs modernes font l’apologie de la mythologie grecque, par exemple, sans qu’on les regarde ‘de travers’, sans qu’ils se fassent expulser comme Oedipe dans son mythe.

Faut-il vraiment être complexé pour étudier (et dire du bien) du judéo-chrétien?  Selon Girard le mythe d’Œdipe et l’histoire biblique de Joseph ont le même « référent ». Le mythe d’Œdipe c’est l’accusation de la foule (les frères jaloux dans l’histoire de Joseph). La Bible ne prend pas les accusations au sérieux. La victime est innocente et humaine, trop humaine. Dans le mythe celui qui a les pieds enflés est coupable, expulsé et divinisé (devient une idole). Selon Girard c’est l’histoire de Joseph qui nous apprend à ‘lire’ le mythe. Dans les sciences humaines, pourtant, vous verrez très peu de gens qui vous parleront de Joseph, alors que d’Œdipe

Fait étrange.

    3) Ethnocentrisme

Girard ne dit jamais que les peuples archaïques sont plus violents que nous (au contraire   20e siècle ).

Cela n’a d’ailleurs aucun sens. Je ne pense vraiment pas que Girard a écrit tous ses livres pour nous offrir une réponse – longtemps attendue – à la question des questions : « qui sont les plus violents, quels temps étaient les plus horrifiques, les plus barbaresques  »

Girard est un des seuls penseurs actuels qui prend le religieux archaïque véritablement au sérieux, qui ne rejette pas d’avance tout ce qui est mythique ou religieux dans l’irréel, la fantaisie

Ce n’est pas parce qu’on se pose sérieusement la question du lien entre le religieux, le social et la violence humaine qu’il faut répéter (avec le simplisme de la présentation) ‘la violence est partout’.

Girard parle d’abord de la ‘violence fondatrice’ et du problème de la vengeance. D’ailleurs pour lui le religieux archaïque n’est pas une violence ‘horrifique’, mais la levée (!) de l’obstacle qu’oppose la violence à la création de toute société humaine.

« Le religieux, écrit-il dans ‘La violence et le sacré’, est d'abord la levée de l'obstacle formidable qu'oppose la violence à la création de toute société humaine. La société humaine ne commence pas avec la peur de « l'esclave » servant « son maître », mais avec le religieux comme l'avait vu Durkheim. »

Il faut dire aussi que Girard (qui se fait traiter d’ethnocentrique ici) a écrit de nombreuses pages très claires sur l’ethnocentrisme occidental et l’anthropologie. L’auteur n’en dit rien.

 

Il est pénible de voir que Girard (à lire les ‘spécialistes’ du Dictionnaire des philosophes du moins) a écrit tout cela en vain.

Conclusion

Il s’agit d’un thème, ou plutôt d’un grand penseur français, qui – visiblement – est très mal compris et traité fort injustement – même dans les dictionnaires (fait remarquable et amusant).

Je crains, je le répète, que cette introduction est d’une malhonnêteté intellectuelle, ‘à faire frémir’. Est-ce que j’exagère la chose ?

Il est tentant de faire un dernier appel à Jean-Pierre Dupuy:

 

"Il y a un phénomène Girard. De par le monde, nombreux sont ceux qui le tiennent pour l'un des plus grands penseurs de notre temps, de la stature d'un Freud ou d'un Marx, avec la vérité en plus. Dans le petit cercle des spécialistes des sciences de l'homme, en revanche, il n'est pas rare de le voir traiter d'imposteur. Jamais sans doute un tel ostracisme de la part de ses pairs n'aura frappé un intellectuel. Je connais maints universitaires qui, bravant l'interdit et s'inspirant des idées de Girard, trouvent prudent de n'en rien dire. Avant que chante le coq de la Sorbonne, ils auront protesté, trois fois plutôt qu'une : " Je ne connais pas cet homme ! "Le plus fort, c'est que la théorie girardienne se paie le luxe suprême d'expliquer et de prévoir la violence même du rejet dont elle fait l'objet".

Jean-Pierre Dupuy (Le Nouvel Observateur du 18/ 08/ 94)

 

II . Présentation de René GIRARD par Simon De Keukelaere

René Girard est né à Avignon, en 1923, où son père était conservateur du Musée Calvet et du palais des Papes. Historien de formation, diplômé de l’Ecole des chartes, il part pour l’Amérique où il vit depuis 1947. Marié et père de trois enfants, il est professeur de littérature et d’anthropologie et a enseigné dans plusieurs universités dont Buffalo, John Hopkins de Baltimore et Stanford en Californie (où il réside aujourd’hui).

 

1)   Le désir mimétique

 

Le point de départ de la réflexion de Girard se situe dans l’analyse des rapports de désir dans les ‘romans de génie’. Son premier livre s’intitule ‘Mensonge Romantique et Vérité Romanesque’ (1961). Pour l’écrivain Milan Kundera ce livre est « le meilleur que j’ai jamais lu sur l’art du roman » (Testaments Trahis).  En réalité il ne s’agit pas d’abord d’une théorie de ‘l’art du roman’, mais de la mise en évidence (romanesque) de ce que Girard appellera le « désir mimétique ».

« Ce qui me frappait, dit-il dans un entretien avec Marie-louise Martinez, c'était le rapport entre ce que Proust appelle snobisme, ce que nous appelons tous snobisme et ce que Stendhal appelle vanité. Et je me souviens: ce qui a déclenché mon idée du désir mimétique, (ce désir imité qui n'est jamais vraiment spontané) c'est lorsque j'ai compris que chez Cervantès et chez Dostoïevski, au fond, il y avait la même chose que chez Proust et Stendhal, et parfois sous des formes plus outrées, sous des formes qui avaient un caractère psycho-pathologique. »

Pour Girard le désir, à la différence des appétits et des besoins dont l’instinct détermine les objets, n’a pas d’objet prédéterminé. Cette liberté fait son humanité. Les désirs humains peuvent varier à l’infini parce qu’ils s’enracinent non dans leurs objets ou en nous-mêmes mais dans un tiers, le modèle ou le médiateur dont nous imitons le désir.

 

Rivalité mimétique, une théorie de la violence

 

Que se passe-t-il quand la distance culturelle, géographique ou spirituelle entre l’imitateur et le modèle devient négligeable? Réponse: ils risquent de désirer les mêmes objets.

Les objets susceptibles d’être désirés ‘ensembles’ sont de deux sortes. Il y a d’abord ceux qui se laissent partager. Imiter le désir qu’inspirent ces objets suscite de la sympathie entre ceux qui partagent le même désir. Il y a aussi les objets qui ne se laissent pas partager, objets auxquels on est trop attaché pour les abandonner à un imitateur. La convergence de deux désirs sur un objet non partageable fait que le modèle et son imitateur ne peuvent plus partager le même désir sans devenir l’un pour l’autre un obstacle dont l’interférence, loin de mettre fin à l’imitation, la redouble et la rend réciproque. C’est ce que Girard appelle la rivalité mimétique, étrange processus de ‘feedback positif’ qui sécrète en grandes quantités la jalousie, l’envie et la haine.

 

2)   Éthologie, processus d’hominisation et crise mimétique

 

La rivalité mimétique s’observe non seulement chez les hommes, mais aussi chez les primates non humains, sous forme de ‘mimésis d’appropriation’, mimésis qui peut devenir violente. Chez ces primates, disent les éthologues, il faut toujours tenir compte des ‘dominance patterns’ (rapports de domination) qui constituent un frein inné à la violence. Les hommes n’ont pas ces freins innés, mais ils ont des freins culturels qui ont pour but de ‘contenir’ la violence. 

Dans une perspective évolutionniste on voit naître ici un problème fondamental, parce que la culture humaine (dans une approche évolutionniste) ne peut ‘tomber du ciel’.

Il faut tenir compte non seulement de l’absence de ces freins instinctuels chez les hommes, mais aussi de l’apparition d’une donnée typiquement humaine, éminemment destructrice et contagieuse que nous appelons la vengeance. Pour Girard il s’agit là d’un phénomène mimétique par excellence, car ‘se venger’ c’est toujours imiter (passionnément) la violence (qui ne semble venir que) d’autrui. Vouloir se venger, c’est le propre de l’homme. Pour Girard c’est l’intensification du mimétisme, dû à l'accroissement du cerveau qui fait éclater les réseaux de dominance. Un accroissement de violence se produit, qui menace l'espèce. Si aussitôt qu'on désire ce que désirent les autres ceux-ci deviennent des rivaux, comment la communauté humaine au tout début a-t-elle pu se former? Comment cet obstacle formidable qu'oppose la violence à la création de toute société humaine a été soulevé?

En effet, le mimétisme humain, sans freins quelconques, peut se propager comme une traînée de poudre, et conduire à la violence généralisée (le chaos, l'indifférenciation contagieuse, la crise sacrificielle), rendant ainsi impossible la survivance de l'ordre social. On arrive ici au fameux cauchemar de Hobbes : « la guerre de tous contre tous ». Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir? 

Pour Girard, cette énigme ne fait qu’un avec le problème de l’apparition du sacré. C’est précisément au paroxysme de la crise de tous contre tous, que, loin de se regarder et de se dire « bon ça ne peut plus aller comme ça, établissons un contrat pour vivre ensemble » qu’un mécanisme autorégulateur fait son œuvre. Le ‘tous contre tous’ violent se transforme automatiquement en un ‘tous contre un’.  Pourquoi ‘automatiquement’ ? La réponse c’est qu’il s’agit d’un mécanisme purement, uniquement mimétique.

Plus les rivalités mimétiques s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui en principe la causent (mais rendus infiniment désirables par ‘les autres’), plus ils sont fascinés les uns par les autres. Cette fascination haineuse peut aller jusqu’à la transe hypnotique. À ce stade la sélection d’antagonistes va se faire pour de raisons purement mimétiques, contingentes. Etant donné que la puissance d'attraction mimétique se multiplie avec le nombre des polarisés (comme un effet de boule de neige), le moment va forcément arriver où la communauté tout entière (unanime !) se trouvera rassemblée contre un individu unique.

Dans l'enfer du même et du symétrique va donc surgir ‘in extremis’ la Différence. L'unique fauteur de troubles sera violemment écarté ou mis à mort par la collectivité (enfin) unie contre la victime. Au moment où cela paraît le moins probable, le bruit et la fureur se sont - en un coup - dissipés. Les hommes ne comprennent pas du tout et se tournent vers la victime qui leur a apporté la paix après sa mort.

Pour la communauté nouvellement fondée elle était certainement la cause de tous les désordres, car une fois éliminée la paix (provisoire) est retrouvée! La victime est extrêmement mauvaise, puisque c’est elle qui a apporté la crise, mais elle est aussi extrêmement bonne, puisqu’elle a ‘emmené la crise violente’ avec elle après sa mort (c’est le double transfert du sacré qui s’ébauche ici). Au lieu de voir en elle un homme ou une femme impuissant(e), abandonné(e) par tous, qui s’est fait massacrer, la communauté verra en elle une créature toute puissante, qui peut apporter la paix ou la ‘peste’. C’est la première divinité qui  est née

Interdits, rites, mythes

 

Quand va t’elle ‘apporter la peste’, ‘faire tomber le ciel sur la terre’ (c’est à dire : refaire la crise mimétique)? Réponse: à chaque fois que les hommes refont les gestes qui ont causé la crise terrifiante. D’où la naissance des interdits, des tabous, de l’hiérarchie, des barrières qui séparent les hommes (car la crise, il faut le rappeler, ce n’était pas la différence, mais le même, les frères ennemis, les jumeaux violents inséparables). Et si les hommes, à ce stade là, ne respectent pas ces interdits, la culture toute neuve, risque réellement de retourner au chaos violent d’où elle est sortie (‘d’être puni par la divinité qui a ‘appris les interdits aux hommes’).

Mais pourquoi alors l’existence des rites, ce second grand pilier du religieux? Les rites c’est la différence culturelle qui s’inverse puis s’effiloche et s’efface, la transgression des interdits.

Girard croit avoir trouvé la réponse à cette énigme, à cette (apparente) contradiction entre rites et interdits: pour lui les rites, ce sera d’abord, refaire la crise. Non pas pour se précipiter vers la catastrophe si redoutée, mais pour bénéficier de son dénouement extrêmement heureux: ce sera le sacrifice.

Toute civilisation, dit Girard, est au départ une religion. Toutes les institutions sont d’origine religieuse et conservent les traces de ces origines sacrificielles.

 

Les mythes raconteront des désordres mimétiques réels, non pas ‘objectivement’, mais du point de vu de la communauté malmenée par sa propre violence. Parce que ces évènements se déroulent toujours à peu près de la même façon et aboutissent toujours à peu près au même résultats, les mythes se ressembleront.

 

C’est dans son deuxième livre ‘La violence et le Sacré’ (1972, couronné par l'Académie française) que Girard proposera sa thèse sur l’apparition du sacré. Ce livre est une étude du mythique, du tragique, de la naissance des dieux et des rois, de la genèse des rites et des sacrifices, des interdits, du monstrueux, des jeux du hasard,

Dans ce livre Girard montre aussi en quoi son approche diffère de la psychanalyse Freudienne. Il s’ensuit une critique soutenue du complexe d’Œdipe et une relecture critique de Totem et Tabou s’appuyant sur les objections de Lévi-Strauss dans « Les Structures élémentaires de la parenté ».

 

3)   « Des choses cachées depuis la fondation du monde »

 

Son troisième livre ‘Des Choses Cachées Depuis la Fondation du Monde’ a pour titre une citation de l’Évangile selon Matthieu (13, 35). Dans ce livre une surprise attend le lecteur: la théorie de Girard n’est pas sa théorie: tout est déjà révélé dans le recueil religieux de notre civilisation: la Bible hébraïque et les Evangiles.

Au premier abord ils ne semblent pas différer du mythique. Pour Girard, par contre, les Evangiles ne sont pas un mythe, non pas parce qu’ils parlent de choses différentes (autre référent), mais justement parce qu’ils parlent de la même chose très différemment. Cette même chose c’est le rassemblement d’hommes qui mettent à mort un des leurs, haï sans raison. Dans les Évangiles les choses ne restent pas cachés, mais sont mis au grand jour. La victime est révélée comme elle est réellement: innocente et impotente, abandonné par la communauté, bouc émissaire des hommes. Ce n’est pas le point de vue des persécuteurs, mais de la victime qui est donnée. La victime est innocente, elle est l’agneau de Dieu.

La Bible Hébraïque est une longue sortie du religieux violent (du ‘paganisme’), la divinité biblique est dévictimisée et les victimes (Caïn, Job, Joseph, le Serviteur Souffrant, ) dédivinisés. La belle fourrure mythique s’est retournée pour montrer le sang innocent de la victime à l’intérieur. Les Évangiles retournent à l’origine violente pour dévoiler cette fondation du monde, et pour rendre caduc ‘la paix de ce monde’ qui est fondé sur l’exclusion d’un tiers, d’une personne humaine.

« Je vous laisse la paix, je vous donne Ma paix. Je ne vous donne pas comme le monde donne. » (Jean 14:27)

Révélation dangereuse et subversive puisqu’elle va priver l’humanité, lentement mais sûrement, de ses garde-fous sacrificiels. Risque d’apocalypse (révélation en grec) ou d’une paix toute différente.

 

Dans la perspective de Girard il faut lire les mythes à la lumière des grands textes bibliques pour cerner l’énorme phénomène ‘d’auto-duperie’ qui fait naître le mythique. Un des mythes les plus connus c’est sans doute le mythe d’Œdipe. Comment faut-il comprendre sa genèse? La psychanalyse nous rend attentifs au parricide et à l’inceste dans ce mythe. Mais pour Girard ce n’est pas l’inconscient ni l’imagination ex nihilio qui fait naître les mythes, c’est un phénomène très réel de foule. Pour Girard le parricide et l’inceste, ces étranges accompagnateurs de la divinité, ne sont pas des désirs enfouis dans le plus obscur recoin du Moi, mais des accusations typiques d’une foule en quête d’un ‘bouc émissaire’.  Derrière le mythe d’Œdipe se cache une chasse à la ‘sorcière’.  Tout comme les chasseurs de sorcières qui croient réellement à la culpabilité de la femme accusée par tous (« c’est elle qui a gâché les récoltes »), le Thébain croit réellement que c’est le boiteux qui a apporté la peste. Pourquoi? Parce que tout le monde le croit, parfois même la victime (phénomène mimétique). C’est pourquoi la femme accusée, tout comme le boiteux semblent extrêmement puissants. En réalité c’est la foule anxieuse qui est toute puissante et la victime impuissante.

 

Comme quantité de dieux Œdipe (littéralement : ‘pied enflé’) est un peu ‘abîmé’. Dans le mythe c’est le boiteux, l’handicapé qui est (pour reprendre une expression anglaise fort vulgaire) un ‘motherfucker’ qui apporte la peste et rends les hommes malheureux. Il faut s’en débarrasser, il faut l’expulser. Mais c’est justement cette expulsion qui va faire de lui une divinité! Œdipe rapporte ‘in extremis’ la paix qu’il avait rendue impossible par ses crimes abominables. 

Pour comprendre ceci, il faut appliquer le principe selon lequel c’est ‘la pierre rejetée par les bâtisseurs qui est devenue la pierre angulaire’.

 

Le mythe c’est l’accusation de la foule (les frères jaloux dans l’histoire de Joseph). La Bible ne prend pas ces accusations au sérieux. La victime est innocente et humaine. La foule des frères a tort d’expulser Joseph. Plus tard il n’apporte pas ‘les sept plaies d’Egypte’ et l’accusation d’adultère reprise par tout le monde est fausse. La victime a raison, la foule a tort. Dans le mythe ‘celui qui a les pieds enflés’ est coupable, expulsé et divinisé (devient une idole).

 

Pour Girard ce sont les Évangiles qui disent cette vérité dont les hommes ne veulent pas.

Les disciples promettent de mourir avec Jésus s’il faut, mais un fois que le moment est arrivé, ils l’abandonnent tous. Pierre, le premier des disciples, le suit le plus loin, jusqu’à la cour du grand Prêtre, mais une fois seul dans un milieu hostile à Jésus, il le renie. La communauté qui l’acclamait quelques jours avant s’est unanimement tourné contre Lui. Comment se peut-il ? C’est, répond Girard, quil s’agit bien encore de ce phénomène extrêmement mimétique. Dans les mythes ce phénomène de foule est invisible, car c’est la foule qui parle à travers eux. Pour Girard le judéo-chrétien c’est le refus de la religion des hommes et la révélation d’une divinité qui ne doit rien à la violence humaine.

 

Girard félicite Nietzsche d’avoir mis en évidence la singularité du judéo-chrétien qui défend la victime. Mais Nietzsche y voit une différence d’essence seulement morale. Une morale, bien méprisable, vu qu’elle est la revanche sournoise des faibles contre les forts. C’est ce que Nietzsche a appelé la « morale des esclaves ». Mais pour Girard il ne s’agit pas d’une morale de la foule des faibles contre l’élite des forts.  Nietzsche ne voit pas le phénomène de foule mimétique derrière les mythes, dit Girard.  L’innocence des victimes, c’est la vérité. Les victimes sont des boucs émissaires désignés par le seul mimétisme violent. Elles sont donc réellement innocentes. Il y a là une coïncidence saisissante de morale et de vérité. La défense des victimes n’est pas un prêchi-prêcha. En proclament la vérité des boucs émissaires, le judéo-chrétien ébranle le système mythique dans son ensemble, car le mensonge dénoncé joue un rôle essentiel dans la culture humaine.

 

4)   Conclusion

 

Cette anthropologie du religieux n’a rien de théologique, mais elle peut – visiblement – déboucher sur le religieux ou tout au moins remettre un peu en valeur le judéo-chrétien. On voit bien aussi ce que peut avoir de ‘déconcertant’ cette réconciliation entre science de l’homme et religion. Car Girard, il faut le préciser, se réclame de la science. Sa théorie, dit-il est une hypothèse qu’il faut faire travailler. Il faut vérifier si elle explique réellement les données ethnologiques, religieuses, anthropologiques, Il faut juger l’arbre aux fruits.

Sa théorie veut aussi remplir une lacune dans les théories actuelles de l’hominisation. « Les derniers stades de l’évolution biologique impliquent certaines formes de culture. La théorie mimétique s’y insère de façon absolument parfaite, et remplit les vides dans l’explication du processus d’hominisation. »  (Celui par qui le scandale arrive)

Un autre aspect frappant de la recherche de Girard, c’est l’importance qu’il attribue à la littérature. On en voudra pour preuve son livre sur Shakespeare: ‘Shakespeare, les feux de l’envie’ (prix Médicis). Aux dires de Girard, le génie de Shakespeare ne se contente pas de mettre en scène les paradoxes mimétiques et sacrificiels, mais il en fait la théorie, dans « un langage souvent proche du nôtre ». 

Ce qui rend encore difficile la théorie de Girard c’est son caractère génétique. « Le désir mimétique est un principe de complexité », nous apprend le mathématicien et économiste Jean-Pierre Dupuy. Elle procède du simple au complexe.

 

La théorie mimétique est d’abord une anthropologie du religieux qui veut renouer avec les grandes questions de l’ethnologie classique (Hubert, Mauss, Durkheim, ) trop souvent abandonnées par la suite, pour retrouver la force subversive et singulière du judéo-chrétien en général et de ‘la religion de la Croix’ en particulier.

 

 

Bibliographie :

1961 Mensonge romantique et vérité romanesque (Paris: Grasset)

1963 Dostoïevski: du double à l'unité (Paris: Plon).

1972 La violence et le sacré (Paris: Grasset). L'ouvrage est couronné par l'Académie

1976 Critique dans un souterrain (Lausanne; L'Age d'Homme).

1978 Des Choses cachées depuis la fondation du monde avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort

1982 Le bouc émissaire (Paris: Grasset).

1985 La route Antique des hommes pervers (Paris: Grasset)

1988 To double business bound, The Johns Hopkins University Press, 1978. London, Athlone Press, 1988.

1990 Shakespeare Les Feux de L'envie (Paris: Grasset) prix médicis

1994 Quand ces Choses commenceront, entretiens avec Michel Treguer (arléa Paris diffusion Le Seuil)

1999 Je vois Satan tomber comme l'éclair (Paris: Grasset)

2001 Celui par qui le scandale arrive (Desclée de Brouwer)

2002 La voix méconnue du réel (Paris: Grasset)