Thomas HOBBES

(1588-1679)

 

 

Biographie - Œuvres principales

 

Thomas Hobbes, né en 1588, étudie à Oxford et, en 1608, devient le précepteur du fils de Lord Cavendish, comte de Devonshire (l'élève a deux ans de moins que lui !).

En 1610, Hobbes est à Paris, au moment de l'assassinat d'Henri lV. Sa vie sera d'ailleurs marquée par ses voyages faits à Paris (de 1629 à 1631 et de 1634 à 1636). Hobbes fréquente à Paris le Père Mersenne, un véritable secrétaire de l'Europe savante. En 1640, se croyant menacé, il s'exile en France où il restera jusqu'en 1651. C'est pendant cette période que paraissent le De Cive (1642) et le Léviathan (1651).

De nombreuses polémiques avec les savants et les théologiens de l'époque agiteront la vie de Hobbes après son retour en Angleterre (on l'accuse d'athéisme et certains le rendent même responsable de la grande peste !).

Hobbes est mort le 4 décembre 1679.

 

Racines et apports

 

1 - Les racines

• Hobbes, qui a longuement médité sur la Politique d'Aristote, s'oppose à la tradition aristotélicienne selon laquelle l'homme est un animal naturellement social. Pour Hobbes, l'homme est sociable non par nature, mais par accident.

• Hobbes a également lu Platon, les Stoïciens, Cicéron.

• La pensée de Hobbes s'est formée et développée dans un certain climat intellectuel, puisqu'il fut le contemporain de Descartes, de Grotius, de Pascal, etc. Il a fréquenté nombre de savants de l'époque : Gassendi, Galilée, Mersenne, etc. Il fut un moment le secrétaire de Francis Bacon, dont il était proche par son amour de la science. La pensée de Hobbes est inséparable de ce contexte.

 

2 - Les apports conceptuels

Thomas Hobbes a un en l'homme un être créateur de ses œuvres et tout particulièrement fondateur de l' Etat, lequel est destiné à mettre fin à la barbarie naturelle et à garantir la sécurité des individus.

Les concepts et idées essentiels de Hobbes sont les suivants :

• l'état de nature (status naturalis), état caractérisé par la guerre de tous contre tous (" l'homme est un loup pour l'homme ") et dans lequel vivent les hommes avant de s'engager mutuellement selon un contrat;

• le droit de nature comme pouvoir, force, liberté de faire, ce droit étant mesuré par la puissance effective ;

• l'idée que le " souverain ", qu'il s'agisse d'un monarque ou d'une assemblée, ne peut vouloir et accomplir que le bien général : la fonction du souverain est de prendre soin du bien du peuple.

 

Cf. J. Russ, Les chemins de la pensée, Bordas p. 124

 

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Le nominalisme de Thomas Hobbes

 

Si influencé qu'il ait pu être par Guillaume d'Ockham via Francis Bacon, Hobbes a été en qq sorte obligé de réinventer le nominalisme lui-même en tant que position philosophique.

Hobbes ne se contente pas de répéter les thèses ockhamistes; il les radicalise dans un sens très déterminé. C'est ce radicalisme qui avait impressionné le jeune Leibniz, qui connaissait également l'œuvre d'Ockham. Leibniz disait de lui Nihil potest esse nominalius. Ce nominalisme ne consiste pas seulement dans la thèse que l'universel n'existe pas, parce que personne ne l'a jamais rencontré, sinon dans le langage. Il semblerait dire peu ou prou ceci: il n'y a pas de vérité des choses indépendamment du langage, c'est à dire: tout est langage.

Chez Hobbes le nominalisme est inséparable d'une certaine décision métaphysique. Cette décision a récemment fait l'objet d'un ouvrage de Yves-Charles Zarka, La décision métaphysique de Hobbes, Vrin 1987. La thèse directrice de Yves-Charles Zarka est que la réinvention hobbésienne du nominalisme se caractérise par une véritable "inversion de perspective" (p. 134) du nominalisme ockhamien. Là où Guillaume d'Ockham décrit la fonction référentielle du langage, Hobbes se demande comment le langage rend possible la structuration de la pensée.

 

1° Une métaphysique de la séparation

Chez Hobbes aussi, tout se passe comme s'il s'attachait à reprendre le projet aristotélicien d'une philosophie première, tout en modifiant de fond en comble l'économie conceptuelle de celle-ci. Le langage ontologique aristotélicien est conservé, mais toute son économie est repensée en fonction de ce que Zarka appelle très justement une véritable " métaphysique de la séparation " qui aurait certainement horrifiée Aristote. Ce bouleversement se reflète déjà dans le système hobbésien du savoir, qui décrit la philosophia prima comme " la science où sont démontrés les théorèmes concernant les attributs de l'être en général ", fondant les trois sciences relatives aux étants pris séparément les uns des autres: la physique, c'est-à-dire la science des effets naturels des corps naturels singuliers, I'éthique, c'est-à-dire la science des affects, des moeurs, des fins et des desseins des hommes et la politique, la science de la société politique.

Tout en continuant à parler le même langage qu'Aristote, Hobbes propose une interprétation des catégories qui les réduit à de simples classifications de noms. Leur attribuer encore une portée ontologique, c'est-à-dire en faire des genres de l'être, est alors exclu. La définition par " genre " et " différence " ne nous apprend plus rien sur l'essence réelle des choses. De même la notion de vérité propositionnelle a-t-elle un sens purement logique. Le divorce entre la ratio cognoscendi et la ratio essendi est maintenant définitivement consommé.

Les conséquences épistémologiques et ontologiques d'une telle position sont considérables. Parmi celles-ci, il en est une qui fait de Hobbes un auteur étonnamment proche de nous. Il est le premier à exiger de soumettre la philosophie à un traitement rigoureusement logique, lui imposant les mêmes critères de rigueur qui caractérisent la pensée mathématique. De ce point de vue, Hobbes amorce la transition entre une conception nominaliste du langage et le projet de la mathesis universalis que nous examinerons plus en détail au cours de notre quatrième chapitre. Mais dès à présent, nous pouvons noter qu'en concevant le projet d'une " logicisation de la philosophie "(Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 20), Hobbes apparaît comme le précurseur de tous les philosophes contemporains qui cherchent à fonder la critique de la métaphysique sur l'utilisation de l'instrumentation logique. A bien des égards on peut voir en lui un Carnap avant la lettre.

En quel sens Hobbes radicalise-t-il le nominalisme lui-même? Hobbes n'a pas inventé la distinction entre l'ordre des signes et l'ordre des choses. Elle lui vient d'Ockham. Et pourtant plusieurs choses, tout à fait décisives en matière d'ontologie, ont changé.

Il y a d'abord cette différence, que le nominalisme d'Ockham était peut-être simplement destiné à une meilleure fondation du réalisme. " Alors que le nominalisme d'Ockham avait pour fonction essentielle de nous faire connaître adéquatement le monde, celui de Hobbes instaure une séparation insurmontable entre le langage et le monde " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 22).

Une deuxième différence concerne le passage du théologique au politique. Nous avons vu que le nominalisme ockhamien reposait en grande partie sur un coup de force théologique. En dernière instance, c'était la potentia Dei absoluta qui garantissait l'adéquation du langage et de la réalité et la cohésion ultime de la réalité. En cela Ockham confirmait à sa manière, la constitution onto-théologique de la métaphysique. Chez Hobbes, contrairement à Descartes, Dieu ne joue plus ce rôle. Dieu peut donc presque entièrement être laissé aux théologiens. En revanche, son génie fut d'avoir compris la nécessité d'une fondation du politique au double sens d'une fondation d'une science du politique et de l'essence même du politique. La métaphysique de la séparation est obligée de substituer à l'ordre ontologique perdu une fondation politique d'un code juridique de l ’État. " A un monde de choses, hiérarchisées et signifiantes qui assurait naturellement à l'homme son lieu, sa fonction, son bien propre, son destin et la consistance de son discours, se substitue un monde qui est l'oeuvre d'un faire et d'un dire humains, où ce faire et ce dire reçoivent leur règlement le l'instance qu'ils ont eux-mêmes fondée: le monde artificiel de l’ État " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 25).

 

2. Le divorce de l'être et du paraître: le triomphe de la représentation (la cassure antéprédicative)

 

Dégageons quelques aspects relatifs aux rapports du langage et de l'être. Retenons deux aspects de la séparation: l'aspect antéprédicatif et l'aspect prédicatif.

Le premier aspect (prélinguistique) concerne le rapport de l'être et du phénomène. Pour Hobbes, la sensation est " le principe originaire immédiat et inconditionnel de la connaissance " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 2). Originaire: elle est " condition à la fois de la conscience du monde et de la conscience de soi " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 29). Immédiat: par opposition au caractère médiat de l'imagination. Inconditionnel enfin, par opposition aux démarches rationnelles, qui fondent l'ordre de la raison, la connaissance des faits, seule la sensation et le souvenir sont capables de nous les procurer. Comment alors concevoir le rapport de la perception à la chose perçue ?

Chez Hobbes la relativité des structures perceptives et la subjectivité des qualités sensibles est incompatible avec une " vérité antéprédicative ", du type de celle affirmée par la phénoménologie de la perception. Le rapport à la chose extérieure est toujours médiatisé par une représentation, de sorte que la chose extérieure est simplement la " cause " de la sensation. " La notion de représentation institue une hétérogénéité radicale entre la sensibilité et la chose " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 33). Dans une conception " phénoménologique " de la perception, il faut dire que dans le sentir, la conscience perceptive est " interpellée " par la chose-même. Ici au contraire, " la sensation n'a plus du tout le caractère d'une vérité antéprédicative, par laquelle les choses, dores et déjà douées de sens, révèlent à un être la consistance et l'épaisseur du monde " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 34).

Réduit à la simple représentation, le phénomène n'est qu'une " représentation subjective qui nous sépare de la chose " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 35).

Compte-tenu d'un tel primat accordé à la représentation, on comprend qu'on puisse se demander: que me reste-t-il au juste si je ferme les yeux, faisant comme si le monde autour de moi n'existait plus ? Yves-Charles Zarka a montré que cette " fiction annihilatoire " est le véritable point de départ de la philosophie première de Hobbes, et qu'elle joue chez lui un rôle assez comparable à celui que Descartes fait jouer à l'hypothèse du malin génie dans les Méditations Métaphysiques. Mais à la différence de Descartes, la fiction hyperbolique de l'annihiliation du monde ne concerne pas la frontière du dubitable et du certain, mais celle du réel et du concevable. Elle a pour but, pourrait-on dire, d'isoler les formes du concevable, de " montrer que la connaissance ne porte pas immédiatement sur le monde mais sur des représentations. Toute affirmation concernant la chose ne sera que le produit d'une inférence rationnelle à partir de la représentation " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 40).

A partir du moment où le signe devient simple représentation, nous entrons pour de bon dans une " métaphysique de la séparation " qui opère la rupture définitive entre l'ordre de la connaissance et l'ordre des choses, parce que la connaissance est représentation et non plus signe. La représentation elle-même présente alors un double aspect: l'aspect psychologique d'un " accident interne à l'esprit ", et l'aspect objectif d'une image présentant l'être apparaissant (esse apparens).

Une fois instaurée, la représentation peut donner lieu à deux interprétations contraires: soit l'interprétation matérialiste que choisit Hobbes, consistant à déterminer la réalité indépendamment de la représentation comme corpus sive materia. Soit la conception immatérialiste de Berkeley, consistant à dire que les choses réelles elles-mêmes sont des idées, de même que les idées sont des choses. Toute la connaissance humaine devient alors " la sémiologie du langage par lequel Dieu parle à l'homme par l'intermédiaire de la nature " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 57).

La représentation possède une structure nécessairement spatio-temporelle, de sorte que nous pouvons concevoir seulement des choses qui comportent des dimensions, c'est-à-dire des corps. C'est la structure même de la représentation qui permet de conclure à l'existence d'étants corporels dont la nature est déterminée comme matérielle.

 

3. Le mot contre la chose: la cassure prédicative

 

Beaucoup plus fortement qu'Ockham, Hobbes nous apparaît ici comme un auteur étonnamment moderne. Si la connaissance ne se réduit pas à une simple connaissance empirique des faits, mais si elle est connaissance des causes ou du pourquoi, il faut bien expliquer d'où nous vient cette faculté d'acquérir une connaissance de l'universalité des propositions et de la nécessité des démonstrations sans laquelle il n'y aurait pas de véritable savoir.

Cette universalité ne peut pas avoir de fondement empirique. Il faut donc qu'elle dérive intégralement du pouvoir d'universalisation du langage. C'est là le sens de l'équation: ratio=oratio. La raison est ici " tout entière définie par rapport au langage " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 77). Elle ne consiste en rien d'autre que dans la faculté de syllogiser. A la limite, cette faculté elle-même se réduit d'ailleurs à la simple faculté de calculer. Cela veut dire qu'il " n'y a rien d'universel dans le monde, en dehors des dénominations; car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières " (Lév. chap. IV, p. 29). Nous reconnaissons ici le credo nominaliste de base.

Or, s'il est vrai que, plus fortement que chez tous les autres auteurs, Hobbes rapproche la pensée (ratio) du discours (oratio) au point de les confondre, on pourrait évidemment craindre une rechute dans un nominalisme purement vocal. Et en effet, pour lui, le mot est d'abord une voix, un phénomène physique empirique, une simple marque sensible (token ), jouant le rôle d'un aide-mémoire, permettant de conserver et d’enchaîner des représentations. Mais Hobbes montre aussi que lorsque la marque verbale devient signe, on passe de l'usage individuel à la fonction sociale, ce qui présuppose d'une part l'existence d'un espace public d'élocution (aspect pragmatique) et d'autre part la capacité qu'ont les signes de s’enchaîner pour former des propositions (aspect syntaxique).

Hobbes a clairement reconnu le caractère arbitraire du signe linguistique: sermo sive oratio est vocabulorum contextus arbitrio hominum constitutorum. De nouveau, il semblerait qu'il soit fidèle à la notion aristotélicienne du symbolon. En réalité, il change radicalement de conception. Le rapport d'homoiosis (ressemblance) qu'Aristote établissait entre les pathêmata tês psychês et les choses elles-mêmes n'existe plus, puisque " pour Hobbes, aucune ressemblance n'est plus postulée entre la représentation et la chose " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 86).

On comprend alors mieux la radicalisation de la conception nominaliste de la signification. Pour Hobbes le rapport de signification ne concerne que le rapport du mot à la pensée et pas du tout le rapport du mot ou de la pensée à la chose. Cette théorie nominaliste de la signification, déjà brièvement évoquée plus haut, se laisse figurer ainsi:

cf  Signification 

Non seulement le mot est arbitraire dans son rapport à la chose, il l'est également dans son rapport à la pensée elle-même. Cela veut donc dire que le langage ne peut plus être l'épiphanie de l'être, puisque les ponts sont coupés avec la réalité externe. Mais il n'est même plus l'épiphanie de la pensée, puisque " le mot n'adhère pas plus à la signification qu'il n'adhère à la chose " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 88).

On voit aussitôt la difficulté énorme qu'une telle thèse semble soulever: si les ponts sont doublement coupés, comment se fait-il que la connaissance de la réalité soit malgré tout encore possible? C'est en partant de la thèse du double arbitraire du signe linguistique qu'il faut se poser la question de la condition de possibilité aussi bien d'une compréhension des signes par la pensée que d'une référence (dénotation) à la réalité extra-linguistique. Hobbes a-t-il le moyen de fonder la différence entre la signification et la dénotation? Nous avons vu que la signification n'implique aucun engagement ontologique. Mais parmi tous les signes la fonction spécifique du nom est de dénoter l'existence de quelque chose, même si tout nom ne dénote pas nécessairement une chose réellement existante. A l'intérieur même du langage s'ouvre le champ de la référence, qui se structure en fonction des quatre types fondamentaux de dénominations que distingue Hobbes: dénominations de choses, d'accidents, de représentations, et dénominations métalinguistiques (Lév. chap. IV p. 33-34).

Mais dans le langage il y a bien d'autres fonctions que des fonctions purement référentielles. Plus on étudie le langage, plus on y découvre des distinctions capitales pour le bon fonctionnement de la pensée, même si dans la réalité objective ils ne possèdent aucun équivalent. Ce sont les noms positifs du langage qui nous apprennent à penser en termes de ressemblance, d'égalité et d'identité, de même que les noms négatifs nous apprennent à penser en termes de diversité, de dissemblance et d'inégalité. Entre les deux existe un rapport de contradiction. On comprend alors pourquoi Hobbes ne veut reconnaître qu'une fonction purement linguistique et non ontologique au principe de contradiction.

La même remarque vaut bien évidemment pour la distinction des dénominations propres et des dénominations communes, décisive pour la thèse nominaliste qu'" il n'y a rien d'universel dans le monde, en dehors des dénominations; car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières " (Lév. IV, p. 29). De nouveau on pourrait avoir l'impression que Hobbes ne fait que réitérer le credo nominaliste de base, que l'universel n'existe pas dans les choses. Mais à regarder les choses de plus près, nous observons une radicalisation, contenue dans la thèse que les idées, pas plus que les choses elles-mêmes, ne sont les garantes de l'universel. Il ne reste alors plus qu'une seule source de l'universel: le langage lui-même. " L'universel n'est ni dans les choses, ni dans les représentations, mais dans les noms " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 94.). Ce qui disparaît totalement dans cette conception, c'est l'obligation de recourir à un quelconque verbum mentis. En détruisant le discours mental comme lieu d'accès à l'universel, Hobbes pense avec Ockham contre lui. " Tout universel devient chez Hobbes un universel de convention, c'est-à-dire le résultat direct d'une activité autonome de l'esprit opérant dans et par le langage " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 95)

Nonobstant ce déplacement du mental au linguistique, Hobbes ne revient pas pour autant à un nominalisme purement vocal. De toutes ses forces il veut maintenir la distinction entre nomen (= le concept) et vox. En ce sens il défend ce que Zarka appelle un " conceptualisme implicite " (Yves-Charles Zarka, Op, cit. p. 99) qui lui permet de " refuser toute représentation universelle, sans pour autant vider les termes universels de toute signification " (Yves-Charles Zarka, Op. cit. p. 98).

 

4. Les conséquences: l’effondrement de l'ontologie
Hobbes reprend à son compte, mais en l'aiguisant, le rasoir Ockham. Ce sera en traçant une limite tranchée entre les significations déterminées et indéterminées, les dénominations univoques et équivoques, que nous nous donnerons les moyens de délivrer l'esprit de cette situation où il se trouve pour ainsi dire " empêtré dans les mots comme un oiseau dans les gluaux, et plus il se débattra, plus il sera englué " (Lév. chap. IV, p. 31). La vigilance critique devra en particulier s'exercer contre les mystifications des expressions métaphoriques...

Comme Leibniz l'a pressenti, un lieu capital pour évaluer les conséquences philosophiques du nominalisme de Hobbes est sa théorie de la vérité. De toutes les formes du discours (oratio), la proposition est la seule à avoir une signification philosophique. Elle effectue la connexion d'un sujet et d'un prédicat au moyen du signe de connexion qu'est la copule. La copule est donc un simple signe de connexion (signum connexionis) ou de liaison qui exprime le pouvoir de synthèse et de liaison propre à l'intellect. Chez Hobbes, à la différence d'Aristote, ce pouvoir de synthèse ne vient plus se greffer sur la multiplicité des significations de l'être qui, elles, ont une portée ontologique. L'être se réduit maintenant à la simple fonction copulative qui permet de connecter un prédicat à un sujet et, ce faisant, de fixer l'identité d'une chose à laquelle se rapportent plusieurs dénominations.

Hobbes souligne que ce dont nous avons besoin pour mener à bien nos opérations de pensée, ce n'est pas du verbe "  être ", mais d'un signe permettant d'effectuer l'opération de liaison entre un sujet et un prédicat.

Mais l'être se laisse-t-il si facilement rayer de la carte ? Est-il un simple signe de connexion ou nous dit-il malgré tout quelque chose sur l'être de la chose visée par la proposition ? C'est la question que Heidegger adresse à Hobbes (Cf. Martin HEIDEGGER, Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, GA 26, trad. fr. J.F. Courtine, p. 227-233)...

Pour Hobbes, à la différence de Ockham, l'accès des mots aux choses est devenu plus difficile, parce qu'il n'est plus garanti par la référence. D'où un surcroît de vigilance critique, parce que la nature même du langage comporte l'illusion inévitable de " croire que ce qui se passe dans les mots se passe également dans les choses " (Yves-Charles Zarka, Op. cit. p. 119). Là est la grande illusion des métaphysiciens. Ils ne voient pas - ou ne veulent pas voir - " la dissociation inéluctable entre le discours et l'être, en hypostasiant dans les choses une abstraction qui n'a lieu que dans et parle discours " (Yves-Charles Zarka, Op. cit. p. 119).

" Le langage est d'emblée et définitivement séparé de l'être, le projet d'une connaissance de l'essence singulière de la chose est voué à l'échec par les exigences mêmes du discours qui impliquent la différence, l'abstraction et l'universalité " (Yves-Charles Zarka, Op. cit. p. 124).

La logique de la supposition se trouve profondément réaménagée dans le cadre d'une théorie générale de la dénomination. La dénomination n'est plus la simple substitution d'un signe à un ordre de choses préalablement donné à travers la saisie perceptive. Au contraire, " c'est avec l'usage des mots et les opérations nouvelles qu'ils permettent qu'il faut s'efforcer de retrouver le monde des choses " ( Yves-Charles Zarka, Op. cit. p. 109).

C'est sur ce fond de métaphysique de la séparation qu'il faut tenter de comprendre la théorie hobbésienne de la vérité qui a si profondément choqué Leibniz. Pour Hobbes, le lieu unique de la vérité est la proposition. La vérité relève donc du seul discours, non des choses: veritas enim in dicto, non in re consistit. (D.C. p. 31). Faire de la proposition le lieu exclusif de la vérité a des conséquences ontologiques: le sens existentiel et le sens logique du verbe " être " doivent être totalement distingués. " Dans sa fonction logique de copule, le verbe être n'indique...pas qu'une chose existe, mais que le sujet et le prédicat conviennent à la même chose, que celle-ci existe ou qu'elle n'existe pas " . L'ambiguïté du verbe être consiste précisément dans la possibilité d'un glissement imperceptible de l'usage copulatif au jugement d'existence. De plus il suggère de faire de l' existence un simple attribut venant s'ajouter à la chose. Le jugement d'existence permet d'affirmer l'existence réelle d'une chose, mais cette affirmation ne fait pas progresser dans la connaissance de ce qu'est la chose.

Conséquences.

L'être, dont il y a si peu à dire, ne pouvant plus être un lieu de la connaissance de la réalité, le connaître se trouve déporté vers un autre lieu, celui du faire, en particulier celui de l'agir politique. L'effondrement de l'ontologie affecte-t-il également l'idée de la théologie ? Bien évidemment ! La critique nominaliste s'attaque ici à une cible particulière: la métaphysique cartésienne et son discours sur Dieu (Pour une présentation détaillée de la critique hobbésienne de la métaphysique cartésienne cf. Yves-Charles Zarka, Op. cit. p. 139-150). C'est d'un point de vue nominaliste que Hobbes réfute la grande thèse cartésienne que l'idée de Dieu, l'idée de l'infini mise en nous sans être produite par nous, déborde tout ce que l'entendement fini peut contenir. Contre une telle idée positive de l'infinité divine, Hobbes affirme que " le nom d'infini ne nous fournit pas l'idée de l'infinité divine, mais bien celle de nos propres termes et limites " (O.L. V, p. 265).

Une telle critique vise le point le plus vulnérable en même temps que le plus central de la théologie philosophique de Descartes: l'évidence intuitive de l'idée de Dieu qui nous oblige de lui donner la priorité sur toutes les autres idées. Pour Hobbes au contraire, " la nature de Dieu nous est insaisissable, ce qui veut dire que nous ne comprenons rien de ce qu'il est, comprenant seulement qu'il est. En conséquence, les attributs dont nous le qualifions ne nous servent pas à nous dire ce qu'il est, ni à signifier l'opinion que nous avons de sa nature, mais seulement à exprimer notre désir de l'honorer par les dénominations que parmi nous, nous concevons être les plus honorables " (Lév. chap. XXXIV,420-421). Mais que veut dire alors " honorer Dieu ", l'acte d'"admirer et d'adorer la divine et incompréhensible nature "? Les illustrations et exemples dont se sert Hobbes privilégient le cérémonial de la cour (ex. Lév. XLVI, p. 687) et suggèrent que les " discussions sur la nature de Dieu sont contraires à l'honneur qu'on lui doit ". Mais tous ces exemples ne font que confirmer l'impression que, d'un point de vue théologique, la pensée de Hobbes tout comme celle de Ockham, reste entièrement dominée par le fantasme de la potentia Dei absoluta.