Raymond RUYER

(1902-1987)

 

La pensée de R. Ruyer est assez étrangère aux divers courants à la mode de la philosophie de son temps. Elle n'en est pas moins fort importante : Ruyer est peut-être le premier métaphysicien de notre temps. Indifférent aux descriptions existentialistes (la lecture de Kierkegaard dit-il, lui causa une certaine répulsion), Ruyer renoue avec l'ontologie traditionnelle.

Cette philosophie - s'il fallait la résumer en quelques lignes - est un panpsychisme. Attentif à souligner l'être individuel - en même temps que l'ordre de l'univers (la monade et l'harmonie préétablie) guidée constamment par le principe si fécond de l'isomorphisme (l'allure analogue de phénomènes appartenant à des ordres différents suggère une nature commune), Raymond Ruyer est notre Leibnitz, mais un Leibnitz qui serait parfaitement au courant de la science du XXe siècle ! Ruyer a lui-même raconté, avec une grande clarté, l'histoire de sa pensée, dans un recueil d'autobiographies intellectuelles des philosophes français d'aujourd'hui...

Né en I902 M. Ruyer a été Professeur à l'Université de Nancy et Correspondant de l'lnstitut. C'est en I930 que M. Ruyer, Normalien, Agrégé de philosophie soutient une thèse intitulée: « Esquisse d'une philosophie de la structure » dont il faut partir pour comprendre sa philosophie. Bien que M. Ruyer n'ait pas de sympathie particulière pour la phénoménologie, nous oserons dire qu'il a commencé lui aussi par une «époché », par une mise entre parenthèses des théories traditionnelles. En fait, c'est la théorie de la connaissance elle-même qui est mise d'emblée entre parenthèses. Considérez ce chêne dans la forêt. Est-il matière, est-il idée ? Est-il le rêve d'un sujet transcendantal ? Est-il une essence platonicienne ou bien l'une de ces «images» dont parle Bergson au Chapitre premier de «Matière et mémoire » ? Ruyer répond: Peu importe. Ce qui est certain c'est que ce chêne a une structure. Je puis décrire la structure de la racine, des feuilles, etc. Le langage de la science, Einstein l'a montré est un langage structural. Le chêne, lui aussi «n'est qu'un système de courbures et de torsions d' espace-temps ». Quelle que soit la nature de la connaissance, il faut bien qu'il y ait une correspondance entre l'arbre lui-même et son image dans ma conscience, comme il y a d'autre part correspondance entre cette image et la structure des liaisons neurologiques qui la sous-tendent dans mon cerveau. A ce moment de son itinéraire intellectuel,Ruyer pense donc que «I'être est structure spatio-temporelle et rien d'autre ».

   Mais qu'est-ce qu'une structure ? Leibnitz disait qu'un être véritable est toujours un être. Un lac gelé avec tous ses poissons dedans ne constitue pas un être, mais simplement un amas, un agrégat sans unité intérieure. De même un tas de cailloux n'a pas comme un chêne une signification ontologique. La véritable structure est celle de l'individu. C'est pourquoi les sciences qui portent sur des agrégats qui «étudient statistiquement les interactions superficielles d 'un grand nombre d'individus » comme la physique macroscopique classique, la physiologie mécaniste, l'économie politique n'ont pas une véritable portée ontologique. C'est ainsi que la matière brute à l'échelle macroscopique est en fait un amas de corps obéissant à des « lois de foule ». Le déterminisme classique pour lequel le fonctionnement global est seulement le résultat d'éléments qui se conditionnent aveuglément les uns les autres, pour lequel le tout est seulement l'effet de l'interaction des parties ne convient qu'aux agrégats. On en dirait autant des machines, où tout résulte du fonctionnement aveugle des parties (partes extra partes). Une machine singe tout au plus l'unité de l'être vivant (on lira le très lucide essai de Ruyer intitulé « La Cybernétique et l'origine de l'information » Flammarion I954). « L'unité apparente du fonctionnement est obtenue par l'inter-agencement des pièces se poussant l'une l'autre ». En fait, l'unité apparente de la machine renvoie au projet du constructeur qui, lui, parce qu'il est un être véritable a pu concevoir un projet, une fin. Mais les êtres pensants ne sont pas les seuls être réels, pas plus que les êtres vivants. Ruyer admet comme Leibnitz l'existence de monades au cœur même de la matière prétendue inerte. La découverte par Stanley des virus-molécules montre qu'il y a continuité du type biologique au type chimique; découverte que Ruyer porte au crédit, non du matérialisme, mais d'un pan-psychisme.

   L'atome est déjà un individu qui existe «par ses activités et ses rythmes bien ordonnés». Ne soyons donc pas surpris que « les individus de la physique d'aujourd'hui ressemblent plus aux individus biophysiologiques qu'ils ne ressemblent aux phénomènes de la physique classique et statistique ). Comme Leibniz distinguait des monades obscures et des monades clairement conscientes, Ruyer admet l'existence d'une conscience obscure qu'il appelle première et d'une conscience claire qu'il appelle seconde. La conscience première appartient à tout individu, par exemple à tout organisme vivant: une amibe en est pourvue: la conscience primaire est cette « subjectivité» qui permet à l'individu d'avoir une « conduite » adaptée, une finalité. La conscience seconde est la conscience claire qui chez l'homme percoit les significations et se représente les buts de l'action. Mais la conscience seconde est le prolongement de la conscience primaire immanente à la vie. Entre les circuits externes du comportement intelligent, les circuits externes du comportement instinctif, les circuits internes du fonctionnement organique, il y a continuité: « Une ménagère fait des provisions de sucre, une abeille des provisions de miel, le foie des provisions de glycogène ».

   Si l'homme est un individu, un être caractérisé par une unité fondamentale, on se heurte à l'irritant problème (dont Leibnitz avait déjà souligné la difficulté) des rapports de l'âme et du corps. Dès I936 Ruyer consacrait à ce problème un admirable petit ouvrage (La conscience et le corps). Puisque la conscience est primaire, elle ne peut comme l'imaginent les matérialistes être produite par le cerveau. En fait ce que j'appelle le cerveau&emdash;par exemple cette masse blanche que j'examine dans la salle de dissection, n'est qu'un objet dans ma conscience de spectateur. Le corps-objet, le corps-vu c'est le corps pour autrui. Chercher les rapports de l'âme et du corps c'est chercher le rapport entre moi-même et le spectacle de moi-même offert à autrui. « Notre corps n'est un objet qu'abstraitement, dans la subjectivité de ceux qui nous observent. » Peut-être, comme le remarque. Ruyer « si nos yeux étaient placés de façon telle qu'ils ne puissent saisir aucune partie de notre corps, si nos mains ne pouvaient toucher que des êtres différents de nous, si les miroirs n'existaient pas, nous serions beaucoup moins portés à tomber dans l'illusion de la dualité corps esprit ». Nous aboutissons donc à un monisme. Ce qui existe, c'est le sujet vivant et pensant. L'organisme en tant qu'objet, n'est qu'un spectacle pour autrui, il n'y a au monde que des sujets.

   On voit que l'intuition fondamentale du premier ouvrage de Ruyer s'est, en cours de route, approfondie. « Tout domaine structural est une sorte de champ de conscience, de conscience-être ». Mais c'est l'étude de l'embryologie expérimentale (approfondie notamment lorsque Ruyer derrière les barbelés de l'Oflag XVII A écoutait les leçons de Wolf) qui devait le plus élargir le structuralisme de notre auteur et lui donner une dimension métaphysique originale. Comment une structure organique se forme-t-elle ? Comment le gland devient-il un chêne ? Le développement embryologique étant épi-génétique, étant un surgissement de formes nouvelles, il faut pour rendre compte d 'une structure actuelle, transcender la forme spatiale. L'embryon qui devient un individu adulte réalise progressivement un thème qui le dépasse. D'où les réflexions de Ruyer sur le néofinalisme » et sur les« valeurs », d'où le pressentiment d'une «théologie» que notre auteur cependant n'a pu écrire, car le Dieu auquel elle conduit n'est ni le Dieu des religions révélées, ni le « Dieu des philosophes » mais « I'indicible Tao ».Ruyer se contente pour le moment d'affirmer qu'il y a un « sens de l'Univers antérieur et supérieur aux êtres particuliers qui l'expriment comme les mots de la phrase expriment le sens ».

Cf. Huismann & Vergez,

Histoire des philosophies illustres par les textes. p. 423-426

 

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