Article 70 De l'admiration.L'admiration est une subite surprise de l'âme, qui fait qu'elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires.
Ainsi elle est causée premièrement par l'impression qu'on a dans le cerveau, qui représente l'objet comme rare et par conséquent digne d'être fort considéré, puis ensuite par le mouvement des esprits, qui sont disposés par cette impression à tendre avec grande force vers l'endroit du cerveau où elle est pour y fortifier et conserver, comme aussi ils sont disposés par elle à passer de là dans les muscles qui servent à retenir les organes des sens en la même situation qu'ils sont, afin qu'elle soit encore entretenue par eux, si c'est par eux qu'elle a été formée.
Article 71: Qu'il n'arrive aucun changement dans le cur ni dans le sang en cette passion.
Et cette passion a cela de particulier qu'on ne remarque point qu'elle soit accompagnée d'aucun changement qui arrive dans le cur et dans le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est que, n'ayant pas le bien ni le mal pour objet, mais seulement la connaissance de la chose qu'on admire, elle n'a point de rapport avec le cur et le sang, desquels dépend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connaissance.
Article 72: En quoi consiste la force de l'admiration.
Ce qui n'empêche pas qu'elle n'ait beaucoup de force, à cause de la surprise, c'est-à-dire de l'arrivement subit et inopiné de l'impression qui change le mouvement des esprits, laquelle surprise est propre et particulière à cette passion; en sorte que lorsqu'elle se rencontre en d'autres, comme elle a coutume de se rencontrer presque en toutes et de les augmenter, c'est que l'admiration est jointe avec elles. Et la force dépend de deux choses, à savoir de la nouveauté, et de ce que le mouvement qu'elle cause a dès son commencement toute sa force.
Car il est certain qu'un tel mouvement a plus d'effet que ceux qui, étant faibles d'abord et ne croissant que peu à peu, peuvent aisément être détournés. Il est certain aussi que les objets des sens qui sont nouveaux touchent le cerveau en certaines parties auxquelles il n'a point coutume d'être touché, et que ces parties étant plus tendres ou moins fermes que celles qu'une agitation fréquente a endurcies, cela augmente l'effet des mouvements qu'ils y excitent. Ce qu'on ne trouvera pas incroyable si l'on considère que c'est une pareille raison qui fait que les plantes de nos pieds étant accoutumées à un attouchement assez rude par la pesanteur du corps qu'elles portent, nous ne sentons que fort peu cet attouchement quand nous marchons; au lieu qu'un autre beaucoup moindre et plus doux dont on les chatouille nous est presque insupportable, à cause qu'il ne nous est pas ordinaire.
Descartes, Traité des passions, art. 70-72