198 Lorsqu'Agathon se tut, tous, selon le récit d'Aristodème, l'acclamèrent, attestant que son discours avait été digne à la fois de lui même et du dieu. Socrate prit la parole, en se tournant vers Éryximaque: "te semble-t-il, fils d'Acoumène", aurait-il dit, "que j'aie tout à l'heure frémi d'effroi à peu de frais, ou si j'avais été bon prophète en assurant qu'Agathon allait faire merveille et me mettre dans une situation impossible ?"" La première partie de ce que tu dis" répliqua Éryximaque, " qu'Agathon ferait merveille, était bien prophétique ! Quant à ton embarras, je n'y crois pas..."
"Comment, mon cher", dit Socrate, "ne pas être embarrassé comme tout autre le serait, quand j'arrive après un discours si beau et si varié? Sans doute n'est-il pas également merveilleux en toutes ses parties; mais, pour la péroraison, qui donc pourrait n'être pas saisi par la beauté du vocabulaire et de la langue? Et puisque, j'en suis convaincu, il m'était impossible de dire rien qui en approchât la beauté; pour un peu je me serais enfui honteusement, si du moins on m'avait laissé une issue. Le discours me rappelait à ce point Gorgias que j'éprouvais à la lettre le sentiment du héros d'Homère: je craignais qu'à la fin, au milieu de son dire, Agathon ne jetât contre mon discours la tête de Gorgias, le terrible diseur, par quoi il m'eût rendu muet comme une pierre.
Et je me rends compte que j'étais ridicule de vous avoir promis de louer Éros avec vous, à mon tour, d'avoir prétendu que j'étais savant en matière amoureuse, alors que j'ignore tout de ce dont en fait il s'agit, de la manière dont il faut louer quoi que ce soit. Moi, sot que j'étais, je croyais qu'il faut dire le vrai sur chaque chose que l'on loue, que c'est la base même, quand on devrait choisir et arranger noblement ce qui s'y trouve de plus beau; je me flattais alors de bien parler, selon l'idée que je me faisais d'une louange où la vérité se dévoile. Je suis désabusé: bien louer n'était rien de tel, mais consiste dans l'attribution à l'objet en cause des qualités les plus hautes et belles, qu'il les possède effectivement ou non. Si l'on s'y est trompé, ça n'a pas d'importance, puisque tout a été prévu pour que chacun de nous prononce ce qui lui semble être un éloge d'Éros, mais rien quant à la réelle nature de l'éloge. Voilà pourquoi, semble-t-il, vous faites flèche de tout bois et attribuez à Éros les qualités - dont vous dites qu'il les possède ou qu'il est à leur origine - uniquement propres à le faire apparaître comme le plus beau et le meilleur, évidemment aux yeux des gens qui ne le connaissent pas - non à ceux qui savent ! - 199 et l'éloge fait belle figure, il en impose. Mais je ne savais pas, moi, que les éloges auraient ce tour-là, et c'est en ignorance de cause que j'ai promis de tenir ma partie dans le concert;"la langue a consenti, non le cur"; alors, bonsoir ! Je ne loue pas de cette sorte - j'en serais incapable - mais la vérité, si vous en avez envie, je veux bien la dire à ma manière, sans prendre modèle sur vos propres discours, car je craindrais un échec ridicule.
Vois donc, Phèdre, si tu veux accueillir un discours de ce genre, qui fasse entendre la vérité sur Éros, mais qui pour le vocabulaire et le style, procédera au petit bonheur ?"
Phèdre, alors, et les autres, l'auraient prié de parler exactement comme il pensait devoir le faire.
"Laisse-moi, encore, Phèdre" dit-il "demander quelques petites choses à Agathon, afin que nous tombions d'accord et que je puisse commencer." c " C'est entendu" dit Phèdre, " pose tes questions". Socrate alors aurait commencé ainsi:
"A mon avis, cher Agathon, tu avais bien ouvert la voie, dans ton discours, en affirmant qu'il faudrait d'abord montrer quel peut bien d être Éros, ensuite seulement quelles sont ses uvres; voilà un début que j'aime assez. Alors, dis-moi, cet Éros dont tu as si bien et généreusement décrit la nature, est-il dans sa nature d'être l'amour de quelque chose ou de rien ? Je ne te demande pas s'il est l'amour d'une mère ou d'un père - il serait ridicule de demander s'il existe un amour paternel ou maternel; mais imagine que je t'interroge sur ce que c'est qu'un père, et s'il est le père de quelqu'un ou non: tu me dirais sans aucun doute, si tu voulais répondre exactement, qu'un père est père d'un fils ou d'une fille. Non?"
"Bien sûr" dit Agathon
"Même chose pour la mère ?" Il en tomba d'accord aussi. e "Laisse-moi" dit Socrate, "t'interroger encore un peu, pour que tu comprennes bien ce que je veux. Si je te demandais: "dis-moi, le frère lui-même, en tant que tel, est-il frère de quelqu'un ou non?" Il répondit que oui. "Frère de son frère, n'est-ce pas?" Il l'accorda. "Essaie alors de dire ce qu'il en est pour Éros: Éros est-il l'amour de rien ou de quelque chose ?"
200 "Évidemment de quelque chose."
"Alors" dit Socrate, "veille bien à ne pas oublier de quoi! Mais réponds à cette question-ci: Éros désire-t-il ce dont il est l'amour, Il le désire... "Est-ce qu'il le possède, ce qu'il désire et qu'il aime, et continue de le désirer et l'aimer, ou s'il ne le possède pas ?"
" Vraisemblablement non..."
"Examine donc" aurait dit Socrate, "s'il n'est pas nécessaire - au lieu de vraisemblable - quand on désire, de désirer ce qui vous manque,
et de ne pas désirer si l'on ne manque pas ? C'est étonnant comme la nécessité m'en paraît évidente ! Et à toi ?"
"A moi aussi..."
"Bon! Est-ce que l'on peut désirer d'être grand, quand on l'est, ou fort quand on est fort."
"Impossible, d'après nos conventions."
"En effet, on ne manque pas de ce qui fait être tel qu'on est." "C'est vrai."
"Envisageons le cas du fort qui voudrait être fort" aurait dit Socrate,
"du rapide ou du sain, qui voudrait l'être - cela pourrait venir à la pensée de quelqu'un, que de telles gens, avec ces qualités, désirent encore cela même qu'ils possèdent, et c'est afin d'écarter toute illusion que je l'envisage - ceux-là, à y bien réfléchir, Agathon, ne sont-ils pas obligés de posséder présentement leurs qualités diverses, qu'ils le veuillent ou non, et lequel d'entre eux pourrait alors désirer cette possession ? Dira-t-on qu'en bonne santé je veux encore y être, que, riche je veux la richesse, et qu'ainsi je désire ce que je possède ? Nous répondrons: l'homme ! tu as acquis richesse, santé, force, et tu veux qu'elles te soient acquises pour l'avenir, car présentement, que tu le veuilles ou non, tu les as ! Examine donc, lorsque tu dis "je désire ce qui m'est donné présentement" si tu n'entends pas tout simplement "je désire que ces biens présents me restent dans l'avenir?" Vois-tu une autre explication ? Agathon approuva...
Socrate, alors: "n'est-ce pas aimer quelque chose dont on ne dispose pas, que l'on ne possède pas, que de vouloir la persistance et sauvegarde de nos biens dans l'avenir ?" "Certes!" dit-il. "Ainsi quiconque désire, son désir vise ce dont il ne dispose pas et ce qui n'est pas là; ce que l'on n'a pas, ce que l'on n'est pas soi-même et dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour, n'est-ce pas?" "Oui..." "Voyons maintenant", reprit Socrate, « à résumer ce dont nous sommes convenus: Éros n'est-il pas l'amour de certains objets, et d'objet tels qu'il en manque? »
201 "C'est exact."
"Rappelle-toi encore ce qu'étaient ces objets, dont, selon ton discours, il était amoureux. Ou, si tu préfères, je vais te le rappeler; je crois avoir entendu à peu près ceci: que les affaires des dieux ont été remises en ordre grâce à l'amour de la beauté, car on ne saurait aimer ce qui est laid. Était-ce bien cela?"
"Oui, j'ai ainsi parlé..."
"Tu es bien bon, mon ami" aurait dit Socrate, "caar s'il en est ainsi, Éros pourrait-il être amoureux d'autre chose que de la beauté, à l'exclusion de la laideur?" Il l'admit.
b "Ne sommes-nous pas d'accord, que cela dont on manque, et que l'on n'a point, on l'aime?"
"Oui..."
"Alors il manque de beauté, et ne la possède pas, Éros!"
"C'est inévitable" dit Agathon.
"Comment? ce qui manque de brauté, et ne s'en est nullement assuré la possession, cela peux-tu le dire beauté
"Nullement."
"Maintiens-tu qu'Éros est beau, dans ces conditions?"
Agathon alors d'avouer: "je crains bien, Socrate, d'avoir parlé ainsi sans savoir..."
"Et pourtant tu as bien parlé, Agathon. Mais un mot encore: ce qui est bon te semble beau, aussi ?"
"Bien sûr!"
"Si donc Éros manque de beauté, et si les bonnes choses sont belles, il va manquer aussi de bonté..."
"Pour moi, Socrate", dit-il, "je n'ai plus rien à t'opposer. Qu'il en soit comme tu le dis !"
" C'est à la vérité, aimable Agathon, que tu ne peux plus rien opposer, car à Socrate, ce n'est pas difficile...''
Mais il est temps que je t'abandonne, pour un discours sur Éros que j'ai entendu jadis, de la bouche d'une femme de Mantinée, Diotime - elle a fourni entre autres preuves de sa science, celles-ci: elle prescrivit aux Athéniens les sacrifices mêmes qui, pendant dix ans, firent reculer la menace de la peste, et c'est elle encore qui m'a enseigné les choses de l'amour- Son discours, je vais essayer de vous le rapporter, selon les conventions posées avec Agathon, seulement à ma manière, comme je pourrai. Il faut donc, Agathon, débuter comme toi, en décrivant d'abord Éros tel qu'il est, puis en examinant ses uvres: il me semble plus commode de suivre pour cela l'ordre choisi par l'Étrangère dans l'examen auquel je fus soumis: car moi-même je n'avais rien à lui dire de très différent de ce que vient de me répondre Agathon, qu'Éros est un grand dieu et qu'il aime la beauté; elle me réfuta donc avec les mêmes arguments dont j'ai usé contre celui-là, prouvant que, d'après mon propre langage, Éros ne serait ni beau ni bon.
Moi, alors: "que prétends-tu, Diotime, qu'Éros est laid et méchant? Elle: "n'as-tu rien de mieux à dire ? crois-tu que le non-beau doive nécessairement être laid ?"
202 "Tout à fait".
"Et le non-savant ignorant ? N'as-tu pas entendu parler d'un moyen terme entre la science et l'ignorance ?"
"Lequel ?"
"L'opinion juste, sans que l'on soit capable d'en donner la raison; elle n'est, I'ignores-tu? ni un savoir-comment y aurait-il science sans raison ? - ni une ignorance - comment ce qui rencontre l'être serait-il ignoranee?-l'opinion juste est bien ce que nous cherchons, un milieu entre l'intelligence et l'ignorance."
"Tu as raison", dis-je.
b "Ne contrains pas, non plus, le non-beau à être laid, ou le non-bon à être mauvais. Ainsi, parce que tu as admis toi-même qu'Éros n'est ni bon, ni beau, ne va pas croire qu'il faut qu'il soit méchant et laid ! Il peut encore être quelque chose d'intermédiaire.''
" Pourtant" dis-je, " tout le monde reconnaît qu'il est un grand dieu..." "Entends-tu, avec tout, ceux qui savent, ou ceux qui ne savent pas?" "Les uns et les autres."
Elle sourit alors, puis: "comment s'accorderait-on à dire qu'il est c un grand dieu, chez ceux qui estiment qu'il n'est même pas un dieu ?" " Qu'est-ce" dis-je, " que ces gens-là ?"
"Toi, d'abord" dit-elle,"et moi aussi." Et moi: "que veux-tu dire par là ?"
"C'est facile, tu vas voir: dis-moi, ne tiens-tu pas tous les dieux pour bienheureux et beaux? Ou si tu oserais prétendre qu'on peut refuser aux dieux la beauté et le bonheur ?"
"Par Zeus, non" dis-je.
"Et tu nommes heureux les gens qui possèdent ce qui est bel et bon ?" "Exactement." d "Mais tu as reconnu qu'Éros, dans son manque du bel et bon, désire cela même dont il manque."
"Je l'ai reconnu." "Comment serait-il un dieu, celui qui n'a part ni à ]a beauté ni au bien ?" "Pas moyen, semble-t-il." " Tu vois que toi non plus tu ne prends pas Éros pour un dieu !" " Que pourrait-il bien être, Éros, alors ? un mortel ?" " Pas du tout !" " Alors quoi ?" "Un grand démon, Socrate: le genre démonique est intermédiaire e entre le divin et le mortel." "Et quel est son pouvoir ?" "D'interprète et de messager des hommes auprès des dieux, des dieux auprès des hommes, pour les prières et les offrandes de ceux-ci, les ordres, et en retour des offrandes, les grâces de ceux-là; situé dans l'espace intermédiaire entre les uns et les autres, il le comble et réunit ainsi l'univers à soi-même. Par lui passent toute divination, 203 l'art sacré des immolations, purifications et enchantements, tout ce qui touche aux oracles et à la magie. Un dieu ne se mêle pas à l'humain: c'est par lui, ce démon, que les dieux ont un commerce et un dialogue avec les hommes, dans la veille comme dans le sommeil. Celui qui a quelque science dans ces domaines est un personnage démonique et cela n'a rien à voir avec la science de l'artisan dans les métiers et les travaux manuels. Mais il y a beaucoup de tels démons, et de toutes sortes: Éros n'est que l'un d'entre eux." "Mais", dis-je, "son père et sa mère, qui étaient-ils ?" "C'est un peu long à raconter! Je le ferai pourtant: à la naissance b d'Aphrodite, les dieux s'assemblèrent pour un festin; parmi eux se trouvait le fils de "plénitude". Lorsqu'ils eurent dîné, Misère, sachant que l'on faisait bombance, se présenta aux portes pour mendier. Grands-Moyens, ivre de nectar - le vin n'était pas encore inventé - pénétra dans le jardin de Zeus et s'y endormit pesamment. Misère alors, en son indigence, a l'idée de se faire faire un enfant par Grands-Moyens: elle se couche auprès de lui, et c'est ainsi qu'Éros fut conçu. Si donc Éros est devenu le compagnon et serviteur d'Aphrodite, c'est qu'il a été engendré pour la naissance d'Aphrodite, et qu'il est naturellement amoureux de la beauté; tant Aphrodite est belle ! Étant le fils de Grands-Moyens et de Misère, voici la condition que le sort lui a imposé: D'abord, il crie toujours misère, et il s'en faut qu'il soit tendre et beau, comme on le croit généralement: il est dur, desséché, il va nu-pieds et n'a pas de maison; il couche par terre sans couvertures, en plein air, au seuil des fermes ou sur les routes: c'est qu'il a la nature de sa mère et que la misère ne le lâche pas.
Mais, du côté de son père, il est entreprenant pour tout ce qui est bel et bon, brave, hardi et ardent, grand chasseur... sans cesse en train de machiner quelque coup, cherchant à réfléchir et trouvant toujours moyen: il philosophe tout au long de sa vie et c'est un terrible magicien, sorcier, sophiste. Par nature il n'est ni immortel ni mortel: au cours d'une même journée, il peut tantôt s'épanouir et vivre, lorsqu'il a trouvé les bons moyens, tantôt mourir pour renaître encore, grâce au caractère hérité de son père; mais ce qu'il se procure lui file toujours entre les doigts: ainsi Éros n'est ni pauvre ni riche, et se tient à mi-chemin entre la science et l'ignorance. 204 C'est que nul dieu ne philosophe, ni ne désire devenir savant - ils le sont tous-et quelqu'un de savant ne philosophe pas; les ignorants ne philosophent pas non plus, et ne désirent pas devenir savants: ce qu'il y a de plus pénible dans l'ignorance, c'est qu'avec elle, sans être beau ni bon ni intelligent, on croit toujours l'être assez; qui ne croit pas manquer d'un bien ne le désire pas."
"Quels sont alors, Diotime", dis-je,"les philosophes, une fois exclus les savants et les ignorants ?"
"Évidemment, un enfant le comprendrait, ceux qui se trouvent entre les deux; parmi eux, Éros, aussi bien; car la science fait partie des choses belles par excellence, et Éros est amoureux de la beauté: Inévitable donc qu'Éros philosophe, puisque le philosophe se situe entre le savant et l'ignorant. Cela encore s'explique par son origine, avec un père savant et plein de moyens et une mère point savante et démunie.
Telle est aussi, Socrate, la nature démonique. Pour l'idée que tu c te faisais d'Eros, elle n'avait rien de surprenant: tu croyais, il me semble que tout ton propos en témoigne, qu'Eros est celui que l'on aime, non l'amant; voilà pourquoi, à mon avis, Eros te semblait parfaitement beau; ce dont on est amoureux est la réelle beauté, la grâce, la perfection, la béatitude; mais ce qui aime a tout autre figure, comme je te l'ai montré."
Et moi, la-dessus: " Soit ! l'étrangère ! ce que tu dis est juste; si toutefois Éros est bien ainsi, quel peut être son bon usage pour les hommes ?" d "Cela aussi, Socrate, je vais essayer de te l'apprendre. Tel est donc bien Éros, telle est sa naissance, et il est amoureux de la beauté, comme tu l'accordes. Mais imagine que l'on nous demande: pourquoi, Socrate a Diotime, Eros aime-t-il la beauté ? Ou bien, plus clairement: admettons que l'amant aime la beauté; qu'est-ce qu'il lui veut ?" " Qu'elle lui advienne" répondis-je.
"Peut-être, mais ta réponse appelle une autre question: qu'arrivera-t-il à celui à qui adviendront les choses belles ?"
Je répondis que je n'étais pas en mesure de répondre sur-le-champ i cette question. e "Mais (dit-elle) imagine que l'on modifie la question, en mettant bon 'à la place de beau: voyons, Socrate, celui qui aime, aime le bien; qu'est-ce qu'il lui veut ?"
"Qu'il lui advienne" dis-je.
"Et qu'arrivera-t-il à celui à qui adviendront les choses bonnes?" "Il m'est plus facile" dis-je, "de répondre ! Il sera heureux."
205 "Ainsi" dit-elle, "la possession de ce qui est bon, c'est ce qui fait le bonheur des heureux, et il n'est pas besoin de chercher plus loin ce que veut quelqu'un qui veut être heureux; on a, semble-t-il, épuisé la question." "C'est vrai" dis-je.
"Mais cette volonté et cet amour, penses-tu qu'ils soient communs à tous les hommes et que tous veulent garder toujours auprès d'eux ce qui est bon ?"
"Oui" dis-je"cela est commun à tous."
"Alors, Socrate, pourquoi ne disons-nous pas que tous sont amoureux, si tous aiment les mêmes objets, toujours, au lieu de distinguer les amoureux de ceux qui ne le sont pas ?"
"Moi aussi" dis-je, "cela m'étonne."
"Ne t'étonne donc pas", dit-elle, "c'est seulement que nous choisissons une espèce d'amour, en lui appliquant le nom du genre, amour, et pour les autres espèces, nous nous servons d'autres mots."
"Par exemple?" -
"Voici: tu sais que la poésie est multiforme; en son sens général, c'est, en n'importe quel objet, la cause par laquelle il surgit du non-être à l'existence: ainsi les travaux accomplis dans tous les métiers sont des"poésies" et leurs auteurs des"poètes"."
"Pourtant" dit-elle, "tu vois bien qu'on ne les appelle pas poètes, mais de tout autres noms; dans l'univers de la poésie, on a délimité un secteur, celui de la musique et du rythme, et l'on parle de lui comme du genre tout entier; c'est cela seulement, que l'on appelle poésie, et ceux qui tiennent ce secteur de la totale poésie sont dits poètes.
"C'est vrai" dis-je.
"Il en est de même pour l'amour: au sens général, tout désir de ce qui est bon, et du bonheur, c'est"le grand et perfide amour" que tous connaissent. Pourtant, ceux qui, entre tant de manières d'aimer choisissent celle qui s'attache à l'argent, à la gymnastique ou à la philosophie, on ne dit pas qu'ils aiment ni qu'ils sont amoureux; mais ceux qui s'orientent vers une espèce singulière d'amour et s'y adonnent passionnément, on leur réserve le nom du genre tout entier: on dit qu'ils aiment, qu'ils sont amoureux, on les appelle les amants." "Tu as" dis-je, "toutes les chances d'avoir raison."
"On dit parfois qu'être amoureux, c'est rechercher l'autre moitié de e soi-même. A mon avis, l'amour ne vise ni la moitié ni le tout, mon ami, à moins qu'ils ne soient bons; tout ainsi les gens acceptent qu'on leur coupe les mains et les pieds quand ils jugent qu'il serait mauvais pour eux de les conserver. Ce n'est pas à une part quelconque de soi-même que l'on s'attache, à moins de réserver à ce qui est bon les noms de "part de soi-même" et de " proprement nôtre", et au mal, 206 celui d'étrangecr. Ne le crois-tu pas ?"
"Par Zeus. oui...
"On peut donc s'en tenir à la sumple affirmation que les hommes aiment ce qui est bon ?"
" Oui."
"Mais ne faut-il pas ajouter qu'ils aiment que ce qui est bon leur advienne ?" "Il le faut." "Pas seulement, n'est-ce pas, qu'il Ieur advienne, mais qu'il leur advienne pour toujours ?" "Cela aussi est à ajouter." "En somme" dit-elle,"l'amour veut que le bien lui advienne pour touJours.
"Rien de plus véridique."
"Si donc l'amour est universellement tel, à quelle forme particulière de quête amoureuse, à la pratique de quelle activité, de quel effort, réserverons-nous le nom d'amour? Quelle est son uvre propre et singulière ? Peux-tu le dire ?"
"Je ne serais pas" dis-je, "aussi émerveillé de ton savoir, et je ne serais pas venu justement pour l'apprendre de toi, si j'en étais capable !"
"Je vais donc te le dire; cette uvre singulière, c'est d'engendrer en la beauté, celle du corps et celle de l'esprit."
"11 faut être devin" répliquai-je"pour comprendre ce que tu dis là; moi, je n'y arrive pas."
"Bon! je vais être plus claire: tous les hommes, Socrate, portent en eux leur fruit, du corps ou de l'âme; quand le moment est venu, nous désirons naturellement enfanter; mais enfanter dans la laideur est impossible, il y faut la beauté. La rencontre de l'homme et de la femme est un tel enfantement: uvre divine !
L'enfantement et la génération sont la part d'immortalité présente au sein d'une vie mortelle; mais ils ne peuvent se produire dans la dysharmonie. Or la laideur se heurte à tout ce qui est divin, comme avec lui la beauté s'harmonise. Au devenir qu'elle accouche, Beauté est donc la Destinée et la Bonne Déesse. Aussi, dès que s'approche d'elle ce qui est gros de son fruit, cela s'épanouit, se dilate de joie, et met bas sa progéniture. Mais si c'est de la laideur qu'il s'approche, le chagrin, la tristesse, le font se replier sur lui-même; il se retient, se distrait, et n'engendre pas; il garde son fruit et il en souffre. De là vient que la créature déjà lourde de son fruit et gonflée de sève s'élance si vivement vers la beauté qui doit la libérer de son angoisse: car l'amour, Socrate, n'a pas la beauté pour objet, comme tu le crois." "Alors, lequel?"
"Celui d'engendrer et enfanter dans la beauté." "Admettons-le" dis-je.
"Rien de plus sûr. Pourquoi d'engendrer? Parce que c'est la part 207 toujours renaissante et immortelle dans l'existence mortelle: il est inévitable qu'avec le bien on désire l'immortalité, d'après les principes dont nous sommes convenus, et si l'amour veut que le bien lui advienne pour toujours; nécessairement, oui, l'amour a l'immortalité pour objet."
Telle fut la substance de son enseignement, lorsqu'elle me parla de l'amour.
Un jour pourtant, elle me demanda: "quelle peut être la cause, Socrate, selon toi, de cet amour et ce désir? N'as-tu pas remarqué l'étrange conduite des bêtes lorsqu'elles désirent engendrer, les aériennes et les terriennes ? Comme elles sont toutes malades, dans b leur conduite amoureuse, d'abord lorsqu'elles tentent de se mêler les unes aux autres, ensuite pour nourrir leur progéniture ? Comme elles sont prêtes à se battre, les plus faibles contre les plus fortes, et à périr pour elle, à mourir de faim pour la nourrir, à tout sacrifier enfin? Pour les hommes, on peut imaginer que ce soit l'effet d'un calcul; mais les bêtes, comment s'explique leur conduite en amour? En as-tu une idée ?" J'avouai mon ignorance. Elle, alors: "Espères-tu devenir savant en matière amoureuse, si tu ne te mets pas cela dans la tête ?" " Mais" dis-je, " c'est pour cela, Diotime, comme je l'ai déjà reconnu, que je te rends visite; je sais que j'ai besoin de maîtres. Dis-moi donc vite la cause de ces phénomènes et de toutes les autres manifestations de l'amour !" "Eh ! bien, si tu restes fidèle à la définition de l'amour dont nous sommes convenus à plusieurs reprises, cesse de t'étonner: là encore d la même raison est à l'uvre, qui pousse la nature mortelle à rechercher, tant qu'elle peut, l'existence sans fin et l'immortalité; or, elle ne le peut que d'une seule manière, en engendrant, en laissant sans cesse derrière elle un être nouveau qui prend la place de l'ancien, et, cela, même dans l'espace de temps que pour les vivants on appelle une vie, et une existence unique. Ainsi, de l'enfance à la vieillesse on affirme qu'un individu reste le même; pourtant jamais il ne garde en soi les mêmes composantes: on dit qu'il est le même, mais il se renouvelle sans cesse, en dépouillant l'être ancien, dans ses cheveux, sa peau, ses os, son sang et son corps e tout entier. Et non pour le corps seulement: pour l'âme, ses humeurs, opinions, désirs, plaisirs et peines, frayeurs, rien de tout cela ne persiste jamais en chacun; une part en surgit, une autre est détruite. Il y a encore quelque chose de beaucoup plus renversant: prends garde que non seulement nos sciences tantôt naissent, 208 tantôt meurent en nous, et qu'à leur égard même nous ne sommes jamais identiques, mais encore qu'il arrive la même aventure à chaque science singulière; car ce que l'on nomme réflexion n'a de sens que par rapport à la fuite de la science: I'oubli est le départ de cette science; la réflexion, en produisant une autre mémoire toujours neuve, à la place de celle qui s'est enfuie, sauve la science et la fait paraître identique à travers le temps. Ainsi l'espèce mortelle toute entière est-elle sauvée, non en ce qu'elle demeurerait absolument identique, comme la divine, mais parce qu'au cours même de sa fuite et de son vieillissement, elle laisse derrière soi un nouvel existant qui lui est semblable. Voilà, Socrate", dit-elle, "la machine par quoi le mortel participe de l'immortalité, pour le corps et pour l'âme; mais de l'immortalité elle-même, il en va autrement. Ne t'étonne donc pas si tout être, instinctivement, a une particulière estime pour ce qui est sorti de lui-même: c'est en vue de l'immortalité que chacun éprouve cette ferveur et cet amour."
J'avais écouté ce discours dans l'admiration, je demandai pourtant: "Vraiment, très sage Diotime, il en est réellement comme tu as dit?" Elle, alors, en parfait sophiste: "N'en doute pas, Socrate. Et si tu veux bien considérer l'amour de la gloire parmi les hommes, tu t'étonneras de son absurdité, à moins de bien garder en l'esprit ce que je t'ai dit et de méditer sur le terrible état où les jette l'amour de se faire un nom, "d'acquérir à jamais une gloire immortelle": ils sont prêts, pour cela, à tout risquer, plus encore que pour leurs enfants, à dépenser leur argent, à endurer les peines les plus dures et à mourir, enfin, pour elle. Crois-tu qu'Alceste serait morte à la place d'Admète, Achille en surcroît de Patrocle, ou que votre Codrus eût devancé la mort pour conserver la royauté à ses descendants, s'ils n'avaient espéré une mémoire immortelle de leur acte, celle que justement, nous gardons ? Il s'en faut bien, et je crois que tous universellement, et d'autant plus qu'ils sont meilleurs, agissent selon l'image de cette vertu immortelle et de ce renom glorieux; ils sont amoureux de l'immortalité. Ceux donc qui sont féconds en leur corps se tournent plutôt vers les femmes et connaissent cette forme-là de l'amour; ils croient, en engendrant des enfants, se procurer immortalité, mémoire et bonheur pour tout le temps à venir. 209 D'autres sont féconds spirituellement: il en est même qui portent plus de fruits dans leurs âmes que dans leurs corps, et du fruit qu'il convient à l'âme de porter et produire. Lequel? La sagesse et la vertu dans son ensemble,-les poètes eux aussi, les produisent, avec ceux des gens de métier dont on peut dire qu'ils inventent.
Mais la sagesse de beaucoup la plus haute et la plus belle est celle qui s'applique aux États et à l'ordre de l'économie. Son nom est tempérance et justice; quand une âme en est grosse, depuis la jeunesse, âme vraiment divine, et que le moment vient pour elle du désir d'enfanter et d'engendrer, elle va recherchant de toutes parts la beauté en quoi elle pourrait s'accomplir. Avec la laideur, c'est impossible. Parce qu'elle porte ainsi son fruit, elle s'attache plutôt aux beaux corps qu'à ceux qui sont laids; si elle rencontre en même temps une âme belle, noble et vigoureuse, elle s'attache à l'une et l'autre beauté. Celui dont l'âme est telle, et qui se trouve en face d'un tel personnage, sent aussitôt abonder en lui l'éloquence, avec, pour objet, la vertu, la nature et les devoirs de l'honnête homme; il entreprend donc son éducation. Alors par ce contrat avec la beauté, je pense, il enfante et met au jour ce qu'il portait. Présent ou absent, il n'oublie pas son ami; tous deux nourrissent ensemble le produit de cette union, et la communauté est plus forte, l'amitié plus solide entre eux que dans les unions conjugales, parce qu'ils ont en commun des enfants plus beaux et d'une nature qui plus est soustraite à la mort. Qui ne préférerait avoir une progéniture de cette sorte plutôt que l'humaine, surtout s'il songeait, pour le passé, à Homère, Hésiode et aux autres poètes, dont il envierait la descendance et la gloire immortelle que l'immortalité même de cette descendance leur assure ? Ou encore, si tu veux, aux enfants que Lycurgue a laissés pour le salut de Lacédémone, et même de toute la Grèce: et si nous honorons Solon, c'est pour les lois qu'il a engendrées; de même en est-il partout et pour toutes sortes d'autres héros, chez les Grecs et les Barbares, parce qu'ils ont accompli les prouesses les plus diverses, mais toujours en engendrant la vertu.
Bien des temples ont été dédiés à ces enfants-là, jamais aucun aux enfants des hommes.
Voilà, Socrate, dans l'ordre amoureux, les vérités auxquelles tu peux bien être initié. Il en est d'autres, les parfaites et contemplatives, 210 auxquelles s'ordonnent celles-là, si l'on prend la bonne voie; je ne sais si tu serais capable de les accueillir. Je parlerai pourtant, et j'y mettrai tout mon cur; essaie donc de me suivre, si tu le peux" .
"Il faut" dit-elle,"que celui qui s'oriente dans une pareille direction commence tout jeune, du côté de la beauté des corps, et d'abord, s'il est bien dirigé, que son amour s'attache à un seul corps et qu'il engendre ainsi de belles raisons; ensuite qu'il comprenne que la beauté d'un corps et celle de n'importe quel autre sont surs; et si la quête doit être de la forme belle, qu'il serait tout à fait fou de croire que dans tous les corps la beauté n'est pas une et la même: quand il se sera imprégné de cette vérité, il se constituera l'amant de tous les beaux corps, et donnera relâche à la violente ardeur pour un seul: dédaignée désormais, et pour lui sans valeur. Alors il commencera de tenir la beauté des âmes pour supérieure à celle des corps, tant que, s'il rencontre une âme droite avec si peu que ce soit de beauté charnelle, il s'en contentera; dans son amoureux souci, il enfantera lui-même, ou recherchera plus loin les raisons propres à rendre meilleurs les jeunes gens. Arrivé à ce point, il ne pourra plus éviter de voir la beauté dans les murs et les lois, et à la considérer dans sa cohérence à soi, pleine et originelle: il jugera alors que la beauté des corps ne vaut pas grand-chose.
Des murs il passera aux sciences, pour tenir leur beauté sous son regard; la voyant déjà nombreuse et non plus associée à un seul objet, comme elle l'est pour l'intendant qui se satisfait d'un jeune garçon, d'un maître ou d'une fonction, il quittera la servitude qui le rapetisse et l'avilit. Il se laissera rouler par l'océan immense de la beauté, il contemplera toutes les raisons dans leur abondance splendide et enfantera généreusement les pensées magnifiques de la philosophie: à tant qu'ainsi fortifié et grandi, il en vienne à contempler une science toujours la même, celle de la beauté dont je parle. Ici" dit-elle, "essaie de m'accorder toute l'attention dont tu es capable. En effet, celui qui aura été conduit jusqu'à ce point, sur la voie amoureuse, après avoir tenu sous son regard les choses belles dans leur ordre, parvenant au terme de sa quête de l'amour, celui-là contemplera tout à coup une beauté originellement merveilleuse: celle même, Socrate, pour qui les hommes ont tant peiné jusqu'à présent, et qui, d'abord, 211 ne naissant ni ne mourant, est éternelle, ne souffre ni croissance ni diminution; qui, de plus, n'est pas belle d'un point de vue, laide d'un autre, ni belle selon les moments, ni belle dans un rapport et laide dans un autre, ni belle ou laide selon le lieu et selon ceux qui l'aperçoivent. Il ne l'imaginera pas, cette beauté, avec un visage, des mains, et rien de ce qui participe de la nature corporelle; elle n'est pas non plus une raison, une science, ni rien qui réside en l'autre que soi - par exemple en un vivant, une terre, un ciel... - mais elle est en soi-même b et pour soi-même, dans l'unité éternelle de son idée, et toute autre beauté dans l'univers participe de son être, d'une manière telle pourtant, qu'elle échappe absolument à la condition du devenir et de la destruction qui s'impose au reste du monde, et n'en souffre pas la moindre conséquence. Quand, par un juste amour des jeunes gens, on est remonté de cette beauté mortelle jusqu'au point où l'on commence d'apercevoir le beau en soi, alors on touche presque au terme. Telle est bien la vraie voie amoureuse, que l'on s'y avance c seul ou guidé: à partir de la beauté mortelle s'élever sans cesse vers l'immortelle, comme par degrés, d'un beau corps à deux, et de deux à tous; des beaux corps à la beauté des murs; de là aux belles connaissances, et des connaissances, enfin, à cette connaissance qui n'a pas d'autre objet que la beauté en elle-même: alors se révèle, au terme, l'être même du beau. Ce moment de la vie, cher Socrate" dit l'Étrangère de Mantinée, d "mérite entre tous, pour l'homme, d'être vécu, quand il contemple le beau en soi. Si jamais tu le vois, il te paraîtra sans commune mesure avec l'or, la vêture, les beaux garçons et les jeunes hommes, qui vous fascinent tous, et même toi, Socrate, au point, s'il se pouvait, que vous passeriez votre vie à regarder, sans manger ni boire, seulement pour rester à les contempler. Qu'est-ce que cela serait, il semble, s'il arrivait à l'un de vous de voir la beauté sans mélange, pure et simple, non point souillée de chair et de couleurs humaines et de tout notre mortel fatras, non, mais de contempler la divine beauté dans l'unité de son idée? Crois-tu qu'elle est mesquine, la vie d'un homme 212 qui porte son regard sur l'objet de là-bas, en prenant le moyen qu'il faut, et coexiste avec lui ? N'es-tu pas persuadé qu'à cet homme seulement, qui porte sur la beauté le regard qui peut seul la rendre visible, il arriverait d'enfanter autre chose que des simulacres de la vertu, puisqu'il ne s'attache pas à un simulacre, mais des vertus véritables, puisqu'il s'attache à un objet véritable. Et celui qui enfante et nourrit la vertu vraie, ne lui appartient-il pas, d'être aimé des dieux et, entre tous les hommes, de devenir immortel ?"
"Voilà, Phèdre, et vous tous, ce que m'a dit Diotime. Elle m'a convaincu; et convaincu, j'essaie de convaincre les autres que pour faire une telle conquête, la nature humaine ne peut s'assurer une aide meilleure et plus facile que celle d'Éros; aussi j'affirme que tout homme doit vénérer Éros; moi-même je vénère ce qui touche à l'amour, je m'y exerce plus qu'à tout le reste et j'y exhorte les autres; maintenant et toujours, je célèbre, autant qu'il est en moi, la puissance et le courage viril d'Éros. Accueille donc ce discours, Phèdre, si tu le veux, comme un éloge d'Éros. Sinon, donne-lui tel nom qui te plaira."
Tout le monde loua le discours de Socrate, le seul Aristophane essaya bien d'ajouter quelque chose, en rappelant une allusion que Socrate aurait faite à son propre discours. Mais voilà que la porte de la cour retentit de grands coups-quelques fêtards...-et l'on entendit un air de flûte. Alors, Agathon: "Allez voir, les garçons!
Si c'est un ami, invitez-le; sinon, dites qu'on ne boit plus, que la fête est finie."
Presque aussitôt résonna dans la cour la voix d'Alcibiade, bien saoul et gueulant, qui réclamait Agathon, voulait être conduit auprès d'Agathon ! Il fut donc amené par la joueuse de flûte et quelques-uns de ses compagnons.
Se tenant sur le seuil, portant une couronne de lierre avec tout plein e de violettes et la tête couverte de bandelettes, il s'adressa à nous; "Bonsoir, mes amis! Vous accueillerez bien volontiers pour boire avec vous quelqu'un qui a son plein... Ou s'il faudra nous en aller, après avoir seulement couronné Agathon, pour qui nous sommes venus ? Je n'ai pu réussir hier à me libérer, mais j'arrive maintenant avec des bandelettes sur la tête, pour faire passer cette couronne de ma tête à celle du plus sage et du plus beau... Oserai-je dire le couronner? Vous allez vous moquer d'un homme ivre? Mais riez tant qu'il vous plaira, je sais que je dis la vérité. Allons! tout de suite, acceptez-vous mes conditions, puis-je ou non entrer? Et boirons-nous ensemble ?"
Tous, en l'acclamant, lui demandent d'entrer, de s'installer, et Agathon l'appelle auprès de lui. Il entre, conduit par ses compagnons, veut défaire ses bandelettes pour couronner Agathon; mais elles lui tombent sur les yeux et lui masquent Socrate; il va s'asseoir auprès d'Agathon, entre Socrate et celui-ci, car Socrate, le voyant venir, b s'était retiré un peu de côté; sitôt assis, il donne l'accolade à Agathon puis il le couronne.
Alors, Agathon:"Déchaussez Alcibiade, les garçons! Nous serons à trois sur ce lit..."
"Très bien" dit Alcibiade, "mais qui est le troisième?" Et en se retournant, il voit Socrate, il sursaute et s'écrie: "Par Héraclès ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Socrate est ici ?
Platon, Banquet